Libération,
28/05/1996
EURÊKA
Comme un poisson
dans le gène
MIROSLAV
RADMAN, 52 ans, a été l'un des premiers à découvrir
comment la molécule de l'hérédité répare ses
lésions. Ce domaine de recherche est aujourd'hui à la pointe de
la génétique des cancers.
"Sans
doute parce que j'ai peur du vide et de l'ennui, je suis totalement
obsessionnel, absolument ludique", dit Miroslav Radman avec - une fois
n'est pas coutume - le plus grand sérieux. Ludique, il faut l'être
sacrément pour oublier la grisaille poussiéreuse dans laquelle baigne
son laboratoire de recherches, à plusieurs années lumière
des rivages de son enfance, à des milliers de kilomètres de la Croatie.
A Jussieu, université Paris-VII, institut Jacques Monod , tour 43, premier
étage, laboratoire de mutagénèse. La cinquantaine massive,
pipe à la main et sweat marin, "Miro" partage les 8 m²
de son bureau avec une population semi-sauvage de livres, dossiers, revues et
manuscrits, un tas de cartons menaçant d'un proche déménagement
(pour cause d'amiante ambiante) et un téléphone-fax-répondeur
au bord de la crise de nerfs : on le demande en français, en anglais, en
croate. Pour une bourse, un congrès, une publication, des affaires de famille.
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Le
biologiste croate a conçu le modèle SOS (Save our Soul) :
grâce à lui, le message génétique, en danger, est préservé,
au prix de mutations.
© photo Didier Hubert Metis
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De Hvar
à Harvard. Tout urge mais Miro rit, affable. Assis sous deux instruments
de musique -un guzlé ("pour accompagner les chants épiques
du Monténégro, rapporté par ma femme qui est ethnomusicologue")
et sa guitare ("oui, j'en joue parfois au labo, s'il y a une petite fête,
on boit et on chante"), il refait le chemin qui l'a conduit à devenir
l'un des pionniers de "la réparation de l'ADN". Derrière
ces mots de garagiste foisonne la recherche la plus en flèche de la génétique.
Celle des mécanismes subtils grâce auxquels la molécule de
l'hérédité panse, en permanence, les dommages infligés
par les UV, l'oxygène, les radiations, les toxiques. L'aventure drague
à présent cancérologues, spécialistes de l'évolution,
tous les passionnés des mutations génétiques. Mais c'est
d'abord une histoire de pêche en Adriatique.
Précisément entre Split et Dubrovnik, à Hvar, île plantée
d'oliviers, où vivent la mère et le père de Miro, pêcheur
comme la moitié des hommes de son village. C'est là qu'il passe
son enfance, sautant dans le Grand Bleu dès la fin de l'école. C'est
là que, chaque dimanche de sa jeunesse, il file s'installer entre les vieux
pêcheurs. "Ils enrageaient, j'avais un succès formidable
avec les poissons. Je sais pourquoi. Je sentais quand le poisson approchait. J'étais
absolument concentré. Et dans mon travail, c'est pareil." C'est
aussi par amour de la pêche qu'il penche vers la biologie. "Lycéen,
j'étais émerveillé par cette grande villa blanche construite
avant-guerre au bord de la mer, à Split. L'institut océanographique.
Et surtout par son immense bateau d'exploration." Il rêve de plonger
à la recherche des secrets de la vie sous-marine. II en trouvera d'autres,
sans filets.
"J'avais
un succès formidable avec les poissons. J'étais absolument concentré.
Et dans mon travail, c'est pareil."
Miroslav Radman
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Élève
brillant, MirosIav Radman obtient une bourse pour une licence de biologie à
Zagreb, "une bonne chose des régimes communistes", dit-il.
Son père complète le pécule en pêchant le maquereau,
la nuit, après sa journée de travail. Et, en 62, c'est le tournant,
au coin d'une "librairie-bibliothèque" ouverte après-guerre
par un avocat mécène. Un livre parle de Watson et Crick qui viennent
de recevoir le Nobel pou ravoir montré que l'ADN est le support de l'information
héréditaire. L'univers moléculaire brille désormais
de plus de mystères que les abysses. Épaulé par le physicien
Ivan Supek, cofondateur du Pugwash (mouvement de scientifiques pour la paix Est-Ouest)
et président de l'Académie des sciences de Zagreb, Radman part faire
un doctorat à l'université libre de Bruxelles, l'un des temples
de la biologie moléculaire.
Vingt-sept ans plus tard, il peut être fier de son tableau de pêche.
Si joli, harponné avec une aisance telle qu'elle fait grincer quelques
dents, non de pêcheurs mais de chercheurs. A Bruxelles, puis à Harvard,
à Gif-sur-Yvette et enfin à Paris, il n'a cessé de plonger
dans les grands fonds de l'hérédité, épiant les mouvements
de cette étrange bête en double hélice qu'est l'ADN. Il l'a
suivie partout, chez le plus simple des virus d'abord, puis chez les bactéries,
les levures, les vers, les grenouilles, la souris et l'homme. Ce qu'il a remonté,
ce sont des gènes et des enzymes, trophées d'une quête fondamentale
("j'aime aller à l'essentiel, le détail m'ennuie")
sur les défenses de l'ADN. C'est aussi une réputation de chercheur
orignal, voire génial, indépendant en tout acte, lui dont la femme
est serbe et les enfants, de facto, "serbo-croates, même si ça
n'existe plus, maintenant", ironise-t-il.
Sur
les traces des mutants. Ainsi, à Bruxelles, alors que la mode est de
fabriquer à tire-larigot des bactéries et des virus mutants, outils
à piéger les gènes, Radman s'intéresse au comment
du pourquoi de ces outils. Pourquoi ces organismes produisent-ils des mutants
lorsqu'on les soumet à des irradiations ou des stress chimiques? Pour son
doctorat, il creuse le sujet alors mondialement embryonnaire qu'est la "réparation
de l'ADN". Il poursuivra son travail à Gif-sur-Yvette, chez un
bactériologiste célèbre, spécialiste des effets biologiques
des radiations, Raymond Devoret. Avec une idée : les bactéries -
et peut-être d'autres organisme -, disposent d'un système de réparation
de l'ADN, activé par certains stress.
Ce système
détecte les lésions, répare vite, mais mal. D'où les
mutations, erreurs de raccommodage de la molécule. Ce modèle, Miroslav
l'imagine en novembre 70, sortant de chez Devoret et débarquant à
Harvard, près de Boston, pour un contrat de trois ans. "J'ai fait
un dessin, parce que je réfléchis comme ça, et cinq pages
d'explications." Il baptise son système SOS, Save our soul.
Un clin d'il au monde de la mer. Le message génétique, en
danger, est sauvé. Au prix, certes, de quelques mutations. Chez les bactéries,
cela signifie le salut de l'espèce; chez l'homme, un cancer peut-être.
A la fin
des années 70, le modèle prend corps. Radman et ses collègues
découvrent, chez la bactérie, des gènes clés du mécanisme
de réparation de l'ADN. Baptisés mut, ils contrôlent
l'identification et la réparation des erreurs de raccommodage de la molécule.
Chez l'homme, on découvre bientôt que ces mêmes gènes
empêchent la formation de certains cancers. En 1979, Radman reçoit
le prix de la Ligue nationale contre le cancer. En 1992, il partage avec Raymond
Devoret le Grand-Prix de l'académie des sciences "Charles Leopold
Meyer", qui avait illustré les Nobel Crick, Jacob et Monod.
Aujourd'hui,
Miroslav Radman réfléchit aux sollicitations de plusieurs laboratoires
de recherche en cancérologie et en génétique. Il rêve
d' "un lieu gui recrute les meilleurs, les laisse libres d'évoluer
à leur guise et encourage la diversité des pensées. C'est
comme ça que marchent certains des plus grands centres de recherche. Et
aussi la sélection naturelle!"
Corinne
Bensimon
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