LITTÉRATURES
RENCONTRE
«
Archéologie de l'esprit » à Venise
Né
à Mostar, ville de Bosnie célèbre pour l'ouvrage
qui enjambait autrefois la rivière Neretva (détruit
par un bombardement en 1993 et rebâti tout récemment),
Predrag Matvejevitch est, en quelque sorte, l'enfant des ponts
: l'alliance entre son père, un émigré russe
échoué à Istanbul, puis en Yougoslavie, et
sa mère, une Croate, a fait de lui un individu de traverse,
à cheval sur deux cultures. Aussi n'est-il pas surprenant
qu'il ait toujours, lui-même, enjambé les distances
entre les langues (il lui arrive d'écrire en français)
et entre les pays (il vit actuellement à Rome, après
avoir séjourné à Paris). Ni, bien sûr,
qu'il se soit passionné pour Venise, autre ville d'eau
et de ponts, de franchissements et de transgressions. Le résultat
de cette passion est un petit livre plein d'humour, subtil et
poétique, autant dans sa forme que dans son contenu. Un
chef-d'oeuvre de délicatesse et d'érudition, qui
tente l'impossible et courageux voyage vers la richesse d'un regard
neuf.
Impossible
ou du moins difficile, Venise étant sans doute la ville
la plus observée, la plus commentée, la plus représentée
au monde. Autrement dit, la plus chargée d'interprétations
dont il est particulièrement difficile de se défaire,
comme si tous ces regards portés sur elle depuis tant de
siècles étaient devenus la matière même
de sa physionomie. « Que peut-on ajouter à l'histoire
de cette ville que l'Histoire ne connaisse ? »,
interroge Predrag Matvejevitch, en préambule de son livre.
N'importe. Il a choisi de tenter l'aventure en pratiquant ce que
l'écrivain napolitain Raffaele La Capria nomme, dans sa
préface, une « archéologie de l'esprit » :
fouiller pour découvrir des pièces « en nettoyant
minutieusement au pinceau la réalité ensevelie sous
la poussière des représentations ».
La méthode consiste à porter ses
yeux vers les parties les plus humbles, celles que leur nature
ou leur position rendent presque invisibles, et sans lesquelles,
pourtant, Venise ne serait pas Venise : les pierres des quais,
brunes ou rougeâtres selon les heures, les petites sculptures
sans majesté, les innombrables plantes dont plus personne
ne connaît le nom - mais qui figurent dans certains tableaux
de Tintoret, entre les pierres disjointes des murs peints. «
Maintenant, affirme l'auteur, je vais regarder ce que personne
ne regarde et donc voir ce que personne ne voit. »
Cette manière de se pencher vers le plus obscur, en isolant
des détails qui finissent par donner une autre vision de
l'ensemble, Predrag Matvejevitch l'a appliquée jusque dans
son choix d'illustrations, pour la plupart exécutées
entre les XVe et XVIIIe siècles. « Ce sont des
gravures anonymes, trouvées à la British Library,
y compris celle qui orne la couverture, explique-t-il. J'ai
voulu faire une place à ces gens qui ont cherché
à présenter Venise sans jamais de reconnaissance,
sans même laisser leur nom. » Une « volonté
d'ascèse », exprimée avec un enthousiasme
et quelque chose d'étincelant au fond du regard, dans le
restaurant romain où il a ses habitudes. Disciple des formalistes
russes, admirateur d'Ivo Andric et de ce « sommet de
simplicité derrière lequel se cache une grande complexité
», l'écrivain cherche « les témoins
sourds et muets du passé » avec une économie
de formes qui transfigure chacun des mots employés, leur
donnant un poids très particulier.
« Au Moyen Age, remarque-t-il avec
malice, on incitait les rédacteurs de bréviaires
à la prudence, pour qu'ils ne se laissent pas aller à
la tentation d'écrire l'Evangile. » Predrag
Matvejevitch, qui a fait sien le conseil, écrit 100 pages
pour en garder 10 et passe au tamis chacune de ses observations,
chacune de ses phrases. Avec pour effet de rendre Venise véritablement
présente - et de merveilleuse manière.
Raphaëlle
Rérolle