Libération,
18/04/2002
ARTS
Laboratoires
du regard
Kozaric et Eliasson
à Paris, deux façons radicalement différentes de s'exposer.
par Elisabeth LEBOVICI
LES
DEUX ARTISTES
n'ont en commun que la contiguïté de leurs expositions. L'un est d'origine
danoise, travaille à Berlin, voyage, bénéficie d'une petite
mais grandissante réputation internationale et d'un gros catalogue. L'autre,
croate, ne s'est guère déplacé. Pour sa première prestation
parisienne, il a choisi une toute petite plaquette. Olafur Eliasson a 35 ans,
Ivan Kozaric, 81. Mais, autant que ces différences de notoriété,
d'origine ou de génération, sont ici confrontées deux conceptions
distinctes de ce qu'est une exposition. Qu'est-ce qu'on y met, qu'est-ce que ça
veut dire, qu'est-ce qu'on demande au spectateur et comment le persuade-t-on ?
Le plus jeune, mais aussi le plus rompu à la discipline, incarne la posture
la plus moderne. Il utilise l'architecture du musée, ses salles, couloirs,
escaliers, angles droits et murs tournants, pour rendre le visiteur attentif;
le message personnel serait «regarde comme tu regardes». Dans les
années 70, quand sculpteurs et peintres s'intéressaient à
créer de nouvelles sensations visuelles, le philosophe important était
Merleau-Ponty et sa phénoménologie de la perception.
VOIR AUSSI... |
Ivan
Kozaric au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris.
Oeuvres
d'Ivan Kozaric à l'exposition Atelier 8815.
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Meringue
écologique. Pour nous entraîner sur cette voie hypersensorielle,
Eliasson fait d'abord marcher sur une couche solidifiée de lave noire,
qui craque, telle une meringue écologique, sous les pieds. Puis il mène
dans un sas jaune qui ôte toute perception des couleurs. Ensuite, arrive
un parcours à la fois évident (constructions perspectives projetées
sur un mur, couloir en forme de diaphragme photographique, sublime panoramique...)
et déroutant, puis que d'autres chemins s'offrent au visiteur, d'autres
choix de sensations. L'organe privilégié dans cet itinéraire
qui mobilise également la tête et les jambes, c'est l'oeil. Mais
quel oeil ! L'histoire de l'art occidental est ici mise à contribution,
rappelant que notre vision a été conditionnée par la boîte
noire appelée camera oscura. Eliasson en a fait construire une, qui, grâce
à un petit trou percé jusqu'au ciel du musée parisien, permet
de lire, sur une table circulaire, les contours évanescents et nonobstant
manifestes de la tour Eiffel voisine. Parfois, on peut même voir les éclairs
minuscules des flashes des touristes montés au faîte du monument.
Aidé par le scientifique belge Luc Steels et par Yona Friedmann, architecte
d'«utopies réalisées», il suscite aussi les réflexions,
voire les contributions des visiteurs, à l'aide d'une pièce-bibliothè
que à maquettes et à idées, environnement interactif où
un simple jeu de mikado remplace l'Internet et les écrans d'ordinateur.
Il suit ainsi une démarche où l'art est une voie de connaissance
parallèle à l'expérimentation scientifique.
«Vieux
et libre». Les choses se présentent de façon moins positiviste
chez Ivan Kozaric. D'une grande salle du musée, il a fait son atelier pendant
la préparation de l'exposition, et l'a laissé tel quel, dans un
manifeste «bordel philosophique» c'est ainsi que Picasso dénommait
l'atelier. Graphismes à même le mur, modelage d'oiseaux revêtus
de capots de verre, sculptures inachevées et projets inaboutis, le tout
est articulé par un liant : de véritables lianes en papier d'argent.
Phrase relevée dans la plaquette : «Dès le début, j'ai
voulu vivre pour l'art et non de l'art. Je ne voulais pas me vendre. Aujourd'hui,
je peux affirmer que je suis vieux et libre.»
Paradoxalement, on pourrait retrouver chez ces deux artistes à factures
apparemment opposées une même métaphore en action : celle
du laboratoire. Une image d'ailleurs utilisée, dans d'autres contextes,
par Hans Ulrich Obrist, dynamique conservateur du musée d'Art moderne.
L'un louche du côté du palais de la Découverte, l'autre du
côté des pipettes fumantes d'une joyeuse élucubration. Eliasson
et Kozaric : qui est Jekyll et qui est Hyde ?
Olafur
Eliasson, Ivan Kozaric
jusqu'au
12 mai
au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 11, av. du Président-Wilson.
Tél.: 01 53 67 40 00.
Catalogues 41 et 7 euros.
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