Libération,
21/12/2004
LIVRE
Les
Balkans au piège des mots
Une
déambulation lexicale par le linguiste Paul Garde
Par Arnaud
VAULERIN
Le
Discours balkanique, des mots et des hommes
de Paul Garde. Fayard, 480 pp., 23 €.
RÉSUMÉ
ET SOMMAIRE |
On
parle beaucoup des Balkans, mais comment en parle-t-on ?
Chacun des peuples de la péninsule a son propre discours,
ses propres mots pour désigner les gens, les lieux
et bien d'autres choses. Le discours sur les Balkans qu'on
entend en Occident en est inspiré, il est donc cacophonique,
il fourmille d'ambiguïtés, il favorise les partialités
et les malentendus. Chacun, dans les débats sur ces
pays, cherche à imposer son point de vue par le choix
même des expressions qu'il emploie. Il importe donc
de décrypter les mots, et derrière eux de
retrouver les réalités.
Quelles communautés humaines appelle-t-on une nation,
un peuple, une ethnie ? Qu'entend-on par "autodétermination
des peuples", "nettoyage ethnique", "langue
serbo-croate" ? Quels groupes d'hommes sont nommés
Bosniaques, Macédoniens, Valaques ? Quels territoires
constituent la Moldavie ou le Kosovo ? Pourquoi telle bourgade
bulgare a-t-elle, en un siècle, porté successivement
quatre noms différents ?
Chacune de ces questions, avec des dizaines d'autres du
même genre, est étudiée dans son contexte
historique proche et lointain, en se référant,
si nécessaire, aux langues d'origine, et en cherchant
à démêler les arrière-pensées
idéologiques qui ont dicté le choix des mots.
On cherche aussi à esquisser ce que pourrait être,
sinon une vraie terminologie scientifique, du moins un langage
plus ou moins objectif, qui permettrait de débattre
vraiment sur les choses. Car, à travers cette enquête
sur les mots, on voit aussi apparaître, quoique sous
une lumière insolite, toute l'histoire, la géographie,
la situation linguistique et religieuse des Balkans, tous
leurs problèmes politiques.
Certaines leçons peuvent en être tirées.
Exorciser, par une analyse objective, les illusions forgées
par les nationalismes, et dénoncer les horreurs qui
en découlent, ne doit pas conduire à sous-estimer
les identités nationales, réalité profonde
qui jouera nécessairement un rôle dans les
états démocratiques à construire ou
à consolider dans cette partie de l'Europe.
Paul
Garde a été professeur de
langues et littératures slaves à l'université
de Provence, ainsi qu'aux universités de Yale, Columbia
et Genève. Familier des pays balkaniques depuis plus
de cinquante ans, il est l'auteur de plusieurs ouvrages
de référence, dont Vie et mort de la Yougoslavie
(Fayard, 1992).
SOMMAIRE
LES CONCEPTS FONDAMENTAUX.
Qu'est-ce que les Balkans ? - nation : les deux conceptions.
- Les traits communs de la nation. - Nation et peuple. -
Entre l'Etat et l'ethnie. - Niveaux d'Etat, hiérarchies
d'ethnies. - Nationalisme.
LES NOMS NATIONAUX. Le
culte du nom. - Les Grecs. - Les Turcs. - Les Albanais.
- Roumains et Valaques. - Diasporas et marges. - Les peuples
slaves : noms collectifs. - Les Bulgares. - Les Macédoniens.
- Les Serbes. - Les Monténégrins. - Les Croates.
- Les Bosniaques, alias musulmans.
AUTRES NOMS. Les régions.
- Les villes. - Les personnes. - Les religions. - Les langues.
- Les langues (suite) : le domaine serbo-croate.
- Les ancêtres. |
Place
aux mots. Aux discours ambigus et empoisonnés,
aux noms minés et méconnus, aux dénominations
fourmillant de subtilités et de sens cachés. Depuis
plus de cinquante ans qu'il parcourt les Balkans dans tous les
sens, il fallait bien que Paul Garde en vienne à «débusquer
la vérité derrière le piège des mots»
dans cette péninsule qui tutoie l'Asie et l'Occident. Ce
professeur de langues et littératures slaves aujourd'hui
retraité, auteur d'une inégalée Vie et mort
de la Yougoslavie en 1992 et d'un attachant Journal de voyage
en Bosnie-Herzégovine en 1994, s'intéresse ici moins
aux faits passés qu'aux parlers issus des Balkans et sur
les Balkans. Qui est valaque, bosniaque, serbien ? Doit-on dire
ethnie ou race, Macédoniens ou Fyromiotes ? Qu'est-ce qu'une
minorité ? Combien de signification recoupe le mot Yougoslave
? Pourquoi chiptar est-il un qualificatif insultant pour les Albanais
? Les Slaves sont-ils tous orthodoxes ?
Paul
Garde dévoile et décode les «discours opposés»
mais «semblables par leurs procédés»
: l'exaltation de la nation. Il convoque les époques, confronte
les auteurs et les thèses, relit les textes. Par petites
touches ou dans des chapitres plus denses et ardus, l'auteur explore
une riche diversité. A mille lieues du registre rabâché
de la cacophonie atavique des Balkans torturés, Paul Garde
déambule dans des champs lexicaux sous influences multiples.
Sans épargner un coup de griffe au «choc des civilisations»
de Huntington, sans économiser un clin d'oeil à
Tintin et sans s'interdire de rapporter une rencontre avec un
paysan kosovar en 1952.
Cette
initiation à la complexité donne parfois le tournis.
Mais on apprécie la pluralité des approches. Et
la singularité de l'intention : «Je n'ai cessé
de polémiquer avec les nationalistes et certains adversaires
des nationalistes restés prisonniers de leurs préjugés
occidentaux, de n'avoir pas fait l'effort de compréhension
nécessaire envers les Balkans», écrit
le linguiste.
C'est
peut-être pour cette raison que ce discours balkanique n'a
pas pris la forme du lexique. Car Paul Garde s'en tient à
une réalité première : «l'authentique
sentiment d'identité nationale éprouvé par
les gens», indépendamment de toute appartenance étatique.
«Cette divergence entre nation et Etat est la source
principale des difficultés balkaniques, écrit-il,
mais sa reconnaissance est la clé de leur compréhension,
et donc de leur solution.»
On
le voit, ces implications sont moins anecdotiques et purement
formelles qu'il n'y paraît. Elles éclairent les vifs
et très actuels débats sur le nom de la «République
de Macédoine», sur la serbisation de noms de villes
ou sur l'octroi refusé de la nationalité
hongroise aux Magyars établis hors de leurs frontières.
Les Balkans sont loin d'avoir dit leur dernier mot.
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