Le
Monde, 14/04/2002
Marseille
rend justice aux talents de Dora Maar
Harry
Bellet, envoyé spécial à Marseille
Ils
étaient bien peu, le vendredi 25 juillet 1997, à
suivre le cortège funèbre de Theodora Markovitch
jusqu'au cimetière de Clamart. Ils étaient des centaines
à se bousculer lors des six ventes aux enchères
qui dispersèrent, en octobre et en décembre 1998,
ses souvenirs. Theodora Markovitch, dite Dora
Maar, a fait plus parler d'elle après sa mort que de
son vivant. Presque nonagénaire, elle ne sortait plus guère
de chez elle. Pourtant, ses portraits peints par Picasso étaient
exposés dans le monde entier. Elle avait été
sa compagne de 1936 à 1943. Liaison orageuse, entre un
génie et une artiste dont l'uvre ne pouvait que souffrir
d'une telle proximité. Et qui pourtant mourut dans un appartement
situé à deux pas de l'atelier des Grands-Augustins
qu'elle avait trouvé pour lui et où fut peint Guernica.
Rendre
à Dora Maar
sa place d'artiste, et pas seulement de femme d'artiste, c'est
la mission que s'est fixée depuis 1995 la conservatrice
espagnole Victoria Combalia. L'une des rares à s'intéresser
à l'oeuvre, au soir de la vie de l'artiste, elle réalisa
la seule rétrospective qu'eut Dora Maar de son vivant,
à la Fondation Bancaixa de Valence. Depuis, sa connaissance
indirecte du personnage s'est affinée, grâce en particulier
à l'aide de Marcel Fleiss, qui fut un de ses derniers marchands,
ou d'une mécène originale, l'Américaine Nancy
Negley. Après avoir racheté la maison de Dora Maar
à Ménerbes (Alpes-Maritimes), Nancy Negley laissait
les chercheurs consulter les souvenirs qui y demeuraient. Dernier
stade de la mise en perspective, l'exposition que Victoria Combalia
présente à Marseille, révèle dix uvres
inédites et permet enfin d'y voir plus clair dans un destin
étonnant.
L'EXPOSITION |
Dora
Maar, photographe.
Centre de la Vieille-Charité, 2, rue de la Charité,
13002 Marseille. Tél. : 04-91-14-58-80. Jusqu'au
30 avril. Catalogue : 280 p., 42 €. |
Les
premières précisions portent sur la naissance de
l'artiste-égérie : si tout le monde s'accorde sur
la date, le 22 novembre 1907, le lieu fut longtemps discuté.
Le prénom aussi. Henriette - son vrai prénom -,
fille de l'architecte yougoslave [NdlR: en fait, croate de
Zagreb] Joseph Markovitch et d'une Tourangelle nommée
Julie Voisin, est donc née à Paris, rue d'Assas,
état civil dixit. D'autres trouvailles, réalisées
par un cabinet de généalogistes lancés après
sa mort à la recherche d'héritiers (Le Monde du
27 octobre 1998), permettent de remonter son lignage dans la Croatie
de la fin du XIXe siècle, en passant par l'Argentine, où
son père occupa d'importantes fonctions : Dora vécut
une enfance cosmopolite et, toute jeune, parlait couramment trois
langues.
Elle
entame des études à l'Union centrale des arts décoratifs
de Paris, puis s'inscrit en 1927 à l'atelier du peintre
André Lhôte, apôtre du cubisme et, chose peu
fréquente dans les académies de l'époque,
passionné de photographie. Elle rencontre Henri Cartier-Bresson,
travaille avec Emmanuel Sougez et ouvre son propre atelier. Elle
reçoit ses premières commandes en 1931, publie dans
des revues comme Photographie ou Secrets de Paris, illustre l'ouvrage
de Germain Bazin sur Le Mont-Saint-Michel, signe des publicités
- dont celles, surréalistes, pour les lotions Pétrole
Hahn -, expose à la galerie Van der Berghe et, en 1934,
à la galerie de Beaune. Elle participe aussi, en 1932,
à l'exposition "La Constitution des artistes photographes",
qui réunit quelques-uns des plus grands noms de la profession
sous la houlette de Laure Albin-Guillot au Studio Saint-Jacques.
L'exposition
de Marseille rend justice à ses talents de photographe.
Man Ray, qui la courtisa, semble-t-il en vain, se souvenait d'elle
comme d'"une photographe accomplie dont les photos montraient
de l'originalité et une vision surréaliste".
Diablement vrai lorsqu'on regarde ce prototype d'E.T. qu'est le
Portrait d'Ubu de 1936, avec pour modèle un ftus
de tatou pris en gros plan. Ou ses collages, ses pho- tomontages,
enfin tout ce que les surréalistes bretonnants inventèrent
en ces années fastes, et qu'elle ne fut pas la dernière
à imaginer.
Mais
l'essentiel est ailleurs. Dans ces enfants riants sur fond de
misère sur la "zone", la ceinture sordide du
Paris des années 1930. Dans ces chanteurs unijambistes
saisis à Londres en 1934, frères des dessins berlinois
de George Grosz ou d'Otto Dix. Dans ces mômes toujours,
épuisés ou suractifs, photographiés à
Barcelone, deux ans avant le début de la guerre civile
espagnole. Autant que surréaliste, Dora Maar est une des
grandes du photoréalisme, un aspect de son art méconnu
à ce jour. Peut-être parce que, malgré son
engagement politique, elle est moins intéressée
par les classes laborieuses que par les exclus du système,
les mendiants, les infirmes, les marginaux, les déclassés,
qu'elle parvient à montrer sans voyeurisme aucun dans toute
leur douleur.
A
l'époque, Dora Maar est de gauche. Elle est proche du groupe
Octobre, qui, inspiré par l'agitprop russe, voulait mettre
l'art à la portée des plus pauvres. Elle rencontre
Georges Bataille à une réunion du groupe Masses
et cosigne le tract surréaliste Appel à la lutte,
rédigé en février 1934. Avec Bataille, Breton,
et d'autres, elle participe à l'Union des intellectuels
contre le fascisme. Ses principaux travaux d'inspiration surréaliste
datent de ces années. C'est également à ce
moment que Paul Eluard la présente à Picasso, lors
de la première projection du film de Jean Renoir Le Crime
de M. Lange, dont elle avait été photographe de
plateau.
Elle
devient la compagne mais aussi le modèle favori de Picasso
au moment où sa peinture laisse surgir toute la cruauté
des premiers récits de la guerre civile espagnole. Petit
à petit, Dora Maar devient "La Femme qui pleure",
sans qu'on puisse affirmer qu'il s'agisse d'un trait de sa personnalité
(ce que dément son ami l'artiste Raymond Mason) ou qu'il
ait voulu en faire le symbole de l'époque d'horreur qui
s'annonçait. Qu'il cristallisera dans Guernica, photographié
par Dora Maar, pour le plus grand bonheur des historiens d'art,
durant les différentes phases de sa conception.
Puis
Picasso s'éloigne, non sans avoir, dans sa pièce
de théâtre Le Désir attrapé par la
queue, écrit un rôle spécialement pour Dora
: elle joue le personnage de L'Angoisse maigre. Dora Maar traverse
une période psychologiquement difficile, qui culmine avec
son internement à Sainte-Anne. Elle est ensuite soignée
par Lacan, puis devient pieuse. "Après Picasso, il
ne reste que Dieu", aurait-elle déclaré. Dieu,
et la peinture. Picasso se vantait de l'avoir détournée
de la photographie au profit des pinceaux.
Si
la théorie selon laquelle l'homme détruisait tous
ses proches est exacte, rien ne peut mieux l'illustrer que les
pauvres tableaux de Dora Maar. Moins que médiocres durant
les années de leur relation, ils s'améliorent cependant
après leur rupture et deviennent plus qu'honorables lorsqu'elle
peint les paysages du Lubéron. Mais ils ne parviennent
pas à faire oublier qu'Henriette - Theodora - Markovitch,
dite Dora Maar, fut une grande artiste. Une photographe.
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