Libération,
26/03/2002
PRÉSIDENTIELLE
2002
« vu d'ailleurs »
Tous contre l'Europe
Une Croate sourit du
repli français sur la nation.
L'Histoire
a souvent de ces retournements ironiques... Il y a une dizaine d'années, la Yougoslavie
implosait, la Slovénie et la Croatie déclaraient leur indépendance et appelaient,
de tout leur élan d'Etats nouveau-nés, une reconnaissance internationale qui tardait
à venir. A cette époque, moi-même et mes compatriotes étions souvent confrontés
à une question de la part des Français : «Comment se fait-il qu'au moment où l'Europe
s'unit, vous vous désunissiez ?» Et je martelais chaque fois la même réponse,
qui me semblait d'une logique imparable : «Pour pouvoir s'intégrer dans un ensemble
plus large, une nation doit avoir pris possession de sa propre identité. Pour
déléguer une partie de sa souveraineté à une instance supérieure, elle doit au
préalable maîtriser cette souveraineté.»
Ferveur. Dix ans plus tard. En France, saison des élections. Une convention
sur l'avenir de l'Europe débute ses travaux sous la direction d'un ancien président
français, Giscard d'Estaing. Ah l'Europe ! Elle fait couler l'encre des journalistes
et des politologues, mais elle est pratiquement absente de la campagne. Ou alors
avec des propos pour le moins curieux pour des petites nations, dont la mienne.
Les pays de l'Est se pressent aux portes de l'Europe avec ferveur, quitte à sauter
les étapes d'une harmonisation économique, législative et politique indispensable,
et partant, à bâcler la construction de leurs démocraties encore fragiles. Au
contraire, seuls contre le reste de l'Union, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont
défendu de concert l'«exception française» au dernier sommet européen de Barcelone.
Et à regarder de près les programmes et les discours des divers candidats, on
voit revenir, à propos de l'Europe, le concept d'Etat-nation, celui-là même qu'invoquaient
les nations d'Europe de l'Est, inspirées le plus souvent par le modèle français.
Chirac et
Jospin défendent l'«exception française», Madelin refuse
un «super-Etat européen», et même Bayrou veut une Europe
«respectueuse des identités et cultures nationales».
|
Le président-candidat
affirme à Strasbourg que «l'Europe donne à notre nation la dimension et la force
nécessaires dans le monde qui se construit... La nation, réalité incontournable,
plus que jamais vivante, restera, pour les temps qui viennent, le premier moteur
de l'Histoire. C'est la double réalité, nationale et européenne, que reflète le
concept de fédération d'Etats-nations. C'est la raison pour laquelle il est parfaitement
légitime de défendre, en Europe, nos spécificités nationales»... Parmi les autres
candidats de droite, on entend Alain Madelin refuser un «super-Etat européen»
et opter «pour un fédéralisme très largement décentralisateur, protecteur de la
diversité des nations et des peuples». Si le candidat-Premier ministre «veut une
Europe unie», elle doit l'être «dans le respect des identités nationales», et
il rappelle que «la France est un pays profondément attaché à son identité».
«Européistes de raison». Même François Bayrou, défenseur de l'Europe s'il
en est, affirme qu'«elle sera respectueuse des identités et des cultures nationales».
Ainsi, ces mêmes Français qui, hier, nous reprochaient nos velléités d'indépendance,
la réaffirmation de notre souveraineté nationale et de nos différences, donc notre
retour à l'Etat-nation, ne pourraient aujourd'hui faire l'économie de ces concepts
dans leur course aux voix des électeurs ?
Quand je lis dans la presse française que Chirac et Jospin sont des «européistes
modérés, de raison plus que de coeur», je ne peux m'empêcher de sourire un peu.
Dans nos petits pays qui postulent, officiellement ou pas, à l'entrée dans l'Union
européenne, l'Europe passionne ; elle réunit, elle divise, la presse, les électeurs,
les politiques. Bref, la boucle est bouclée...
Natasa Rajakovic
correspondante à Paris du quotidien croate «Vecernji
List»
|