LCI,
02/06/2001
L’HEBDO DU MONDE
Invité :
Stjepan Mesic, Président de la Croatie
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Le président
croate, Stjepan Mesic.
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Vincent
Hervouët. – Dans l’histoire on peut compter sur les doigts d’une
main, les hommes d’État qui ont été président d’un pays, puis
ensuite président d’un autre. C’est le cas de Stipe Mesic, le
président de la Croatie, qui, il y a dix ans a été le dernier
président de la Fédération yougoslave, l’ultime président
de cette fédération avant qu’elle n’éclate, avant que la guerre
n’éclate. Bonjour Monsieur le Président.
Stipe Mesic. — Bonjour.
— Et merci de nous accueillir ici dans votre palais sur les
hauteurs de Zagreb. Vous avez été élu
triomphalement il y a un an de cela, pour tourner la page
en quelque sorte de la guerre de l’époque Tudjman, avec l’espoir
de faire entrer la Croatie dans la modernité, dans l’Europe et
dans la démocratie. Un an après on a l’impression d’une certaine
désillusion dans l’opinion publique qui paraît frustrée parce
que les réformes vont moins vite que prévu, et parce que la situation
économique ne s’est pas considérablement améliorée, c’est le moins
qu’on puisse dire. Est-ce que vous espériez que les choses iraient
plus vite ?
— Pour être sincère, la situation actuelle est la conséquence
de la mauvaise politique qui a été menée pendant dix ans. C’est
elle qui est responsable des problèmes
économiques actuels de la Croatie. Vous savez que notre endettement
est considérable. Il faut donc prendre des décisions courageuses.
Il a fallu dresser un état des lieux. Et il faut faire de la Croatie
une zone sûre pour les investissements
étrangers à venir. Alors un an, c’est trop court.
— Mais est-ce que vous pensiez, quand vous êtes arrivés au
pouvoir, que ce serait si difficile ?
— Nous pensions que ça serait un peu plus facile.
— Les experts économiques disent que votre gouvernement sacrifie
les réformes parce que finalement il veut conserver un minimum
de paix sociale. Qu’est-ce que vous répondez ?
— Nos problèmes sont les fruits de la politique passée. C’est
un mauvais modèle de privatisation qui a été appliqué. C’est la
politique d’isolationnisme qui a été menée ou encore la politique
vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine.
— On va parler de la Bosnie-Herzégovine, mais un peu plus tard.
Je voudrais d’abord que l’on parle de Milosevic. Il y a dix ans,
vous lui aviez dit qu’il finirait pendu. Alors aujourd'hui il
n’est pas au bout d’une corde, mais il est dans une prison, dans
une cellule. Est-ce que, selon vous, il sera un jour jugé par
le TPI. Est-ce vous pensez qu’il finira à La Haye dans une prison
?
— C’est juste. J’ai dit à Milosevic lors d’une réunion de la présidence
tournante de Yougoslavie, et c’était symbolique, que son propre
peuple le pendrait. Il a fait du mal à son propre peuple, mais
aussi aux autres. Et je crois, en effet, qu’il doit être jugé
tout aussi bien en Serbie qu’à La Haye. A La Haye, pour les crimes
commis en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Et en Serbie,
pour ce qu’il a fait à son peuple, qu’il a pillé, trompé, et entraîné
dans quatre guerres qu’il a perdu.
— Mais Monsieur le Président vous avez dit que étiez prêt
à témoigner contre lui au TPI et que vous le feriez même avec
plaisir. Alors est-ce que c’est votre rôle en tant que président
des Croates, est-ce que c’est votre place, est-ce que vous ne
craignez pas de ruinez les relations de bon voisinage qui sont
si difficiles à reconstruire aujourd'hui après ces années de guerre
?
— Il est très important, surtout pour tous ceux qui ont souffert
de ces guerres, que les coupables rendent des comptes. Que les
responsabilités individuelles soient connues. Ce n’est qu’une
fois les criminels connus que le poids de la responsabilité collective
cessera. Aussi bien en Croatie, Bosnie-Herzégovine, au Kosovo,
de même qu’en Serbie. Il est très important de dire qui sont les
criminels réels. De connaître leurs noms.
Milosevic
et à La Haye et à Belgrade
— Mais Milosevic, c’est le bouc émissaire, et vous savez très
bien ce que Kostunica pense du TPI : c’est une monstruosité juridique
pour lui, et les Serbes doivent régler leurs affaires entre eux,
doivent rendre compte à la justice serbe. Vous n’êtes pas d’accord
avec ça ?
— Je suis tout à fait d’accord pour que Milosevic soit jugé en
Serbie, qu’il rende des compte pour ce qu’il a fait en Serbie
et aux Serbes. Mais je le répète, Milosevic lui-même et son régime
ont commis des crimes atroces en Bosnie-Herzégovine, en Croatie
et au Kosovo. Et c’est pourquoi il doit finir à La Haye. Je comprends
Kostunica. Les forces qui soutiennent Milosevic sont encore assez
puissantes en Serbie et il doit en tenir compte, mais une fois
que Milosevic sera démasqué et qu’il sera tout à fait compromis
aux yeux de son propre peuple, il sera plus facile de la remettre
à La Haye.
— Il y a aussi des crimes qui ont été commis contre les Serbes
en Croatie, notamment lors de la reconquête
de la région de Knin, ce que les Serbes appellent la Krajina.
Alors combien des auteurs de ces crimes ont été arrêtés, combien
ont été jugés ?
— Nous pensons qu’il n’y a pas d’intérêt national qui puisse justifier
un crime. Et la Croatie n’a aucun intérêt à voiler les crimes.
Donc tous ceux qui ont commis des violations des droits de l’homme
doivent en répondre. Et justement quelques procès sont en cours
ou en préparation. Très prochainement des condamnations vont tomber,
et il faut que ces gens-là finissent aussi à La Haye. Un crime
n’a pas de couleur, de cadre national. Un crime est un crime.
Ceux qui les ont commis doivent en répondre. C’est un acte individuel.
Il doit être jugé individuellement.
— Une association de Serbes de Croatie qui vivent aujourd'hui
en Serbie, sous l’autorité de Belgrade, demandent au TPI d’ouvrir
une enquête sur vous et ils vous accusent de génocide parce que
vous étiez un des hauts responsables du HDZ, le parti nationaliste
du président Tudjman, entre 1990 et 1995. Alors, je ne vais pas
vous demander ce que vous leur répondez. Je ne vais pas vous demander
si vous avez acheté des armes autrefois, dans une vie antérieure.
Mais est-ce que vous ne vous sentez pas vous-même quelque part
responsable de cette grande catastrophe qui a emporté l’ex-Yougoslavie
?
— Bien sûr il y a toujours des gens qui raisonnent de cette manière-là.
Ils s’imaginent que tous ceux qui ont eu des fonctions de haut
niveau sont responsables. Mais je ne peux pas être responsable
des actes des autres. Depuis toujours j’ai préconisé des négociations
pour arriver à des solutions politiques. C’est moi qui ai demandé
que l’armée reste dans ses casernes ou y retourne. Et que l’on
s’installe autour d’une table de négociations. Je n’ai pris aucune
décision pour laquelle je devrais être traduit en justice, ici
ou à La Haye. Encore une précision. Pendant la guerre j’étais
un président, primus
inter pares, je ne pouvais pas prendre de décision seul.
— Et est-ce que à cette époque-là vous avez effectivement acheté
des armes à l’étranger ?
— Oui. La Croatie achetait des armes un peu partout où elle le
pouvait.
Renforcer
la cohésion de la Bosnie
— Quand l’ambassade américaine ici à Zagreb estime que tant que
les 200 000 réfugiés serbes ne seront pas rentrés en Croatie,
il n’y aura pas de démocratie en Croatie, est-ce que c’est réaliste,
ou est-ce que c’est une utopie, est-ce que c’est de la langue
de bois de diplomate ?
— C’est dans l’intérêt même de la Croatie que ces citoyens reviennent.
Mais vous savez comment les choses se font dans la vie : il y
a ceux qui ont trouvé un travail, d’autre qui ont fondé une nouvelle
famille, certains sont partis dans des pays tiers. Nous ne pouvons
pas espérer que tous reviennent jusqu’au dernier, mais à mon avis
la plupart des réfugiés reviendront.
— De tous les pays issus de la Yougoslavie, le plus mal parti
c’est la Bosnie-Herzégovine. Alors, les Croates sont restés orphelins
de la Grande Croatie, les nationalistes gardent la haute main
sur la communauté croate. Est-ce vous pensez que le système imaginé
à Dayton est viable, parce qu’il ne donne pas tellement l’impression
de marcher aujourd'hui ? Et est-ce que vous pensez que si on retire
la SFOR, si on retire l’OTAN, la guerre repart ?
— Ce que la Croatie veut, c’est que les Croates de Bosnie-Herzégovine
se tournent vers la Bosnie. Qu’il n’y ait qu’une armée, une source
de financement, un commandement vertical, car un État avec trois
armées n’est pas viable. Et c’est pour cela qu’il faut modifier,
réviser les Accords de Dayton. Sans négliger une chose : les Croates
doivent avoir exactement les mêmes droits que les autres, car
ils forment l’un des peuples constitutifs, comme les Serbes ou
les Bosniaques.
— Bref vous les abandonnez à leur sort, et d’ailleurs il n’est
pas très enviable, parce qu’ils votent avec leur pied, et la moitié
sont déjà partis. Il en reste 400 000, il y en avait 800 000
avant.
— Malheureusement, je le répète, c’est la mauvaise politique croate
menée à Zagreb qui a fait partir les Croates de Bosnie. Cela reposait
sur une idée totalement fausse. On a voulu résoudre les problèmes
démographiques de la Croatie en y installant les Croates de Bosnie.
Mais je suis que lorsque la situation se stabilisera, et la communauté
internationale doit nous y aider, je suis certain que les Croates
retourneront en Bosnie-Herzégovine.
— On va parler de la communauté internationale et de l’aide
qu’elle peut vous apporter. Il y a eu un Sommet
Union européenne-Balkans qui s’est tenu ici à Zagreb. Alors
à quoi ça a servi, si ce n’est à se retrouver, à faire une photo
de famille comme on a pu le dire, a se retrouver entre ennemis
d’hier, ennemis intimes, parce que vous vous connaissez très bien ?
À quoi ça a servi ?
— Oui, en effet, ce Sommet a été organisé à l’initiative du président
français Jacques Chirac. Ce qui est important c’est que ce Sommet
a permis de faire passer des messages. Le premier, c’est que plus
personne ne peut s’imaginer qu’une confédération balkanique soit
encore possible. Et le deuxième message, est que l’Europe est
en train de s’unir, de s’intégrer, et qu’il y a de la place pour
tous les pays, notamment ceux issus de l’ex-Yougoslavie. Tout
dépendra en fait du respect des normes européennes qui sont exigées.
Un Willy
Brandt serbe ?
— À propos de respect, à propos de message, vous aviez dit
avant le Sommet que vous espériez que le président Kostunica demande
pardon au nom des Serbes. Et vous avez été déçu parce qu’il n’a
pas demandé pardon... Est-ce vous n’auriez pas dû lui donner l’exemple.
Est-ce vous n’auriez pas pu demander aussi, vous, pardon au nom
des crimes commis par les Croates.
— Vous vous souvenez sûrement très bien que Willy Brandt a demandé
pardon au nom de l’Allemagne longtemps après la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Donc à mon avis il faut du temps pour demander
pardon. Il faut d’abord traduire en justice les criminels de guerre,
il faut juger tous les crimes de guerre et rétablir la coopération.
— Et la Croatie n’a pas à donner l’exemple du pardon à demander
?
— La Croatie donne déjà de nombreux exemples. Le pardon n’est
pas exclu. On peut toujours demander pardon. A tous ceux à qui
un Croate a fait du mal. D’ailleurs, je pense que nous le faisons
déjà. Mais il faut quand même juger ceux qui ont agi contre la
loi.
— Il y a deux semaines vous avez été pris à partie par des
familles de soldats qui ont été tués au combat au cours des guerres
précédentes, et ils vous ont même traité de Tzigane. Et à l’insulte
vous avez répondu vous-même en vous emportant et vous les avez
traité de tchetniks, du nom des partisans serbes. Pourquoi est-ce
que vous ne les avez pas traités d’oustachis ?
— C’est un peu simpliste. En fait, l’affaire est plus compliquée
que ça. Dans cette caserne, il y avait des soldats, et on avait
aussi invité les familles de militaires tués ou blessés au combat.
Mais il y avait aussi un troisième groupe. Et ce groupe s’était
introduit là pour provoquer les militaires. Moi je n’ai fais que
leur répondre. Je ne les ai appelés ni « oustachis », ni « tchetniks
». J’ai dit qu’à Belgrade il y avait un groupe qui demandait que
justement je sois traduit en justice à La Haye, mais que je ne
savais pas que cette idée avait aussi ses adeptes à Split. C’est
tout ce que j’ai dit. Ma famille n’était pas oustachie,
tous ses membres ont résisté pendant la Seconde
Guerre mondiale. Ce que j’ai voulu dire, c’est que ceux qui
ont fait éclater la Bosnie-Herzégovine, les radicaux croates et
serbes, ont fait le même travail. Moi j’étais contre le partage.
— Monsieur le Président, est-ce que vous pensez, sérieusement,
que dans dix ans ou vingt ans le Kosovo puisse être de nouveau
une province administrée par les fonctionnaires serbes, défendu
par l’armée serbe, protégé de l’intérieur par la police serbe,
ou est-ce que vous pensez comme tout le monde que dans dix ans
ou dans vingt ans le Kosovo sera indépendant ?
— Je suis persuadé que le Kosovo restera dans une union formelle
avec la Serbie, mais qu’en réalité il sera autonome. Et ce n’est
que dans cette forme là qu’il pourra entrer dans une Europe unie.
— Vous avez combattu la Grande Serbie, vous n’avez pas peur
de la Grande Albanie ?
— Non... La Grande
Serbie était une illusion, et la Grande Albanie est une illusion
encore plus grande.
— Merci beaucoup Monsieur le Président et puis bon voyage en
France. Vous allez aller sur les traces des rois d’Anjou
qui ont essaimé dans toute l’Europe centrale, en Italie, en Sicile,
et puis aussi ici en Croatie.
Interview
diffusée samedi 2 juin 2001 (22 h 40)
Rediffusée dimanche 3 juin 2001 (00 h 40, 11 h 40, 17 h
40, 21 h 40).
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