Automne 2000

POLITIQUE INTERNATIONALE
Croatie : la métamorphose
Entretien avec Stipe Mesic, président de la République de Croatie

Rarement la mort d'un homme aura changé aussi radicalement la donne dans un pays. En décembre 1999, la disparition du «père de l'indépendance croate», Franjo Tudjman, a marqué, en effet, la fin d'une époque confuse dans l'histoire de la Croatie - une époque de «ni guerre ni paix».

Sortie victorieuse de son combat contre les partisans de la «Grande Serbie», la Croatie tudjmanienne s'était montrée incapable d'enterrer les fantômes du passé. Le régime, phagocyté par le parti du président, le HDZ (Communauté démocratique croate), n'avait jamais su renoncer à cette rhétorique belliqueuse qui accusait l'opposition de faire le jeu «des ennemis de la Croatie». Après cinq années de conflit avec les Serbes, une atmosphère pesante de guerre civile planait toujours sur la Croatie. Alors que le pays sombrait dans une profonde dépression économique, la raideur du régime de Franjo Tudjman était de plus en plus mal tolérée par l'opinion publique.

Et pourtant, à l'annonce de la disparition du chef de l'Etat, le 10 décembre au matin, l'émotion fut bien réelle. On pleura un homme qui avait su tenir fermement le gouvernail au milieu de la tempête. Mais si les Croates allèrent s'incliner en nombre devant son cercueil, c'était sans doute aussi pour mieux entamer leur deuil et se tourner résolument vers l'avenir.

De fait, quelques semaines plus tard, la cause était entendue: le parti du défunt président subissait une défaite cinglante aux élections législatives, face à la coalition d'opposition emmenée par le HSLS (Parti libéral social) et les sociaux-démocrates (SDP, ex-communistes). Après avoir régné sans partage sur la vie politique locale depuis 1990, le HDZ était renvoyé dans l'opposition. Il crut alors pouvoir prendre sa revanche à la faveur de l'élection présidentielle qui se profilait. Magistrale erreur: son candidat, Mate Granic, ex-ministre des Affaires étrangères, fut balayé dès le premier tour de scrutin, tandis qu'un «revenant» créait la surprise ...

Après une traversée du désert longue de six ans, Stipe Mesic l'emportait haut la main, le 7 février 2000, avec 56% des suffrages exprimés. Avant le début du scrutin, ses chances de victoire paraissaient des plus minces aux yeux des experts locaux. Dernier président de la Yougoslavie socialiste en 1991, destitué de son poste de président du Parlement trois ans plus tard et chassé du HDZ pour avoir osé dénoncer la politique de Zagreb en Bosnie, Stipe Mesic avait ensuite végété à la tête d'un petit parti d'opposition, le HND (Parti des démocrates indépendants) - presque oublié de tous. Mais durant la campagne, la faconde et l'énergie de ce barbu de 65 ans firent merveille. Grâce à elles, l'ancien protégé de Franjo Tudjman tenait sa revanche. La disparition de son ancien mentor lui avait offert une seconde chance inespérée.

Stipe Mesic, c'est l'anti-Tudjman par excellence. D'un point de vue personnel, tout d'abord, il apparaît chaleureux et accessible là où son prédécesseur se montrait froid et cassant. Ensuite, il entend rompre avec l'héritage tudjmanien sur tous les plans: lutte contre la corruption, respect de la liberté des médias, rapprochement avec l'Union européenne, coopération pleine et entière avec le Tribunal pénal international de La Haye (TPIY), aide au retour des réfugiés serbes en Krajina (10000 au premier semestre 2000), sans oublier une prise de distance par rapport aux extrémistes de Mostar (fief des ultranationalistes croates en Bosnie).

Dès le lendemain du triomphe de Stipe Mesic, l'heure est donc au changement tous azimuts en Croatie. Alors que Franjo Tudjman entretenait des relations conflictuelles avec ses voisins, son successeur effectue ses deux premières visites d'Etat - hautement symboliques! - en Slovénie et en Bosnie. Dans la capitale bosniaque, il soutient sans réserve le processus de réconciliation lancé à Dayton il y a cinq ans et invite les Croates de Mostar à «regarder vers Sarajevo et non plus vers Zagreb».

Contrairement à son prédécesseur, Stipe Mesic privilégie les relations avec l'Union européenne plutôt qu'avec les Etats-Unis. Le nouveau président invite les Quinze à tendre la main à cette «nouvelle Croatie» qui souhaite ardemment rejoindre le train des pays candidats à l'adhésion. Il faut dire qu'il y a urgence! Les caisses de l'Etat ont été vidées par le précédent régime et l'économie croate peine à décoller après les années de guerre. La dette extérieure représente 45% du PIB, tandis que le chômage touche officiellement 20% de la population active. Lors de sa visite à Paris, en mai dernier, Stipe Mesic s'est voulu optimiste sur les chances de voir son pays signer un accord d'association avec l'Union européenne avant 2001. Selon lui, Jacques Chirac aurait promis de tout faire pour abréger les négociations. Le président français n'a-t-il pas proposé d'organiser, à Zagreb, un sommet réunissant les Quinze et les Etats issus de l'ex-Yougoslavie le 24 novembre prochain?

Neuf mois après son élection surprise, Stipe Mesic demeure très populaire. Il est omniprésent dans les médias, au risque de commettre, parfois, quelques dérapages verbaux. Ses détracteurs l'accusent de s'agiter en pure perte. Ils soulignent que la situation économique du pays reste toujours aussi préoccupante. Zagreb continue en outre à financer les institutions des Croates de Bosnie, même si le montant de cette aide financière a été réduit de moitié. Force est de reconnaître, en tout cas, que l'atmosphère est devenue beaucoup plus respirable en Croatie et que le successeur de Franjo Tudjman respecte ses promesses de coopération avec le TPIY.

Cette fermeté lui vaut d'ailleurs de solides inimitiés en Croatie même. Au moment où cet entretien était réalisé, Stipe Mesic faisait état de menaces de mort reçues sur le fax de la présidence! Un danger pris très au sérieux par les autorités après l'assassinat, quelques jours auparavant, de Milan Levar, le premier Croate à avoir stigmatisé publiquement les crimes commis contre les civils serbes en Croatie durant le conflit. Stipe Mesic se veut néanmoins confiant. Il a remporté un premier succès, en mai 2000, avec l'intégration de son pays au Partenariat pour la paix de l'Otan. Il attend désormais un geste fort de l'Europe en direction de son pays dans les tout prochains mois. Afin de tourner, définitivement, la page de l'après-guerre en Croatie.

T. H..

Cet entretien a été conduit
par Thomas Hofnung

Thomas Hofnung - Après dix années de règne sans partage, le HDZ - le parti du défunt Franjo Tudjman - a subi, coup sur coup, deux défaites retentissantes aux élections législative et présidentielle. Trois mois après la mort du « père de l'indépendance », en février 2000, vous avez été élu à la tête de l'Etat avec 56 % des voix. Comment expliquez-vous une telle volonté de rupture chez les électeurs croates ?

Stipe Mesic - Durant des décennies, le Parti communiste a monopolisé le pouvoir en Yougoslavie. L'introduction du multipartisme, à la fin des années 80, aurait dû marquer, de ce point de vue, un tournant décisif. Mais avec l'arrivée au pouvoir du HDZ à Zagreb, en 1990, c'est une fois de plus un parti, et un seul, qui s'est retrouvé en position de tout régenter. L'hégémonie de cette formation politique a, en quelque sorte, prolongé le monopartisme que nous connaissions du temps de la Yougoslavie. Et ce n'est que l'hiver dernier, à l'occasion de l'élection présidentielle, que le processus de démocratisation s'est trouvé relancé.

T.H. - Quel bilan politique tirez-vous des années HDZ ?

S.M. - Je dirais qu'en définitive le HDZ n'a pas su répondre aux aspirations de la population, après la libération de nos territoires occupés. Il a adopté une position isolationniste vis-à-vis de l'Europe, alors que les citoyens croates désiraient, au contraire, rejoindre l'Union le plus rapidement possible. Il a impliqué la Croatie dans le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine voisine au lieu de pousser toutes les victimes de Slobodan Milosevic à s'unir contre leur agresseur. Par ailleurs, les privatisations ont permis aux amis du régime de bâtir des fortunes en l'espace de quelques années. A partir du moment où ces questions ont pu être abordées ouvertement dans la presse, puis dans le débat public, les citoyens, tout naturellement, se sont mis à voter massivement pour l'opposition.

T.H. - Quelle impression Franjo Tudjman laissera-t-il dans le souvenir des Croates ?

S.M. - En tant que premier président de la Croatie indépendante, Franjo Tudjman appartient à l'histoire de ce pays. Personne ne peut contester le fait qu'il a oeuvré pour l'indépendance de la nation. Le problème de Tudjman, c'est qu'il n'a jamais vraiment compris ce qu'était la démocratie. Au total, je crois que l'on retiendra ces deux aspects de sa personnalité. Il était obsédé par l'autorité et par le souci de conserver sa mainmise sur le HDZ ; il considérait tous ceux qui n'étaient pas à ses côtés comme des ennemis. Au fond, Tudjman ne concevait pas que l'on puisse penser autrement que lui tout en aimant sincèrement son pays. Sa vision du monde datait du XVIIe ou du XVIIIe siècle !

T.H. - Au lendemain de votre élection, vous avez plaidé pour l'émergence d'une « nouvelle Croatie », résolument tournée vers la « nouvelle Europe ». Comment cette dynamique se traduit-elle dans les faits ?

S.M. - La Croatie souhaite unir son destin à celui d'une Europe enfin réconciliée - une Europe qui soit résolue à bannir définitivement l'usage de la guerre. J'ai la conviction que l'unification du Vieux Continent sera profitable non seulement aux grandes nations mais aussi, et plus encore, aux petites dont nous faisons partie. Ne serait-ce que parce que les conflits frontaliers entre Croates et Serbes n'auront plus de raison d'être. Je souhaite que la Croatie soit l'un des moteurs de cette « nouvelle Europe » et qu'elle puisse adhérer à l'Union dans les meilleurs délais. Il me semble que notre « désir d'Europe » n'a pas été suffisamment pris en compte jusqu'ici.

T.H. - Sur le perron de l'Elysée, en mai dernier, à la sortie de votre entrevue avec le président Jacques Chirac, vous avez déclaré attendre de la France qu'elle vous aide à accélérer le processus d'intégration. Votre demande a-t-elle été entendue ?

S.M. - Je l'espère, car la France est un pays ami. Nous gardons en mémoire l'époque napoléonienne lorsque, sous l'administration du maréchal Marmont, nos ancêtres avaient pu fonder le premier journal en langue croate. C'est à cette même époque que l'esclavage a été aboli et que l'on a rendu l'école obligatoire. Aujourd'hui, nous aimerions que la France redécouvre la Croatie et que ses investisseurs prennent conscience des potentialités de notre économie.

T.H. - Du temps de votre prédécesseur, les investisseurs occidentaux dénonçaient souvent le manque de transparence du système légal. Que comptez-vous faire pour y remédier et favoriser l'arrivée des capitaux étrangers ?

S.M. - Nous avons élevé au rang de priorité absolue l'harmonisation de notre législation avec celle de l'Union européenne. Ce n'est pas une mince affaire, croyez-moi, car il nous faudra adopter plusieurs centaines de lois pour atteindre cet objectif. Mais nous avançons à marche forcée.

T.H. - Etes-vous satisfait du rythme des négociations entre Bruxelles et Zagreb en vue de la signature d'un accord de stabilisation et d'association avec les Quinze (1) ?

S.M. - Globalement oui. De même que nous avons été très satisfaits de voir le président de la Commission, Romano Prodi, afficher son soutien à la proposition de Jacques Chirac concernant l'organisation, à Zagreb, le 24 novembre prochain, d'un sommet qui réunira les Quinze et les Etats de la région concernés par le processus de stabilisation et d'association. Monsieur Prodi a même cru bon d'ajouter que les pays membres de l'Union ne sauraient débarquer à Zagreb les mains vides ! En d'autres termes, ce sommet ne doit pas se limiter à des questions purement protocolaires, mais déboucher sur des avancées concrètes.

T.H. - Qu'en attendez-vous au juste ?

S.M. - Nous espérons que les Quinze prendront la mesure des changements intervenus en Croatie depuis l'alternance et qu'ils débloqueront, en conséquence, l'aide financière dont notre économie a le plus grand besoin. Nous attendons, notamment, des fonds pour la construction d'une autoroute reliant l'Italie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, le Monténégro et l'Albanie, à la Turquie. Outre qu'une telle autoroute serait le meilleur moyen d'arrimer à l'Ouest cette partie de l'Europe, un axe comme celui-là dynamiserait toute la région, et l'économie croate en particulier. Nous demandons, également, le soutien financier de Bruxelles pour nettoyer le Danube, afin de favoriser l'ouverture de la Croatie aux pays du bassin danubien (2). Ce qui nous permettrait, au passage, de faire revivre une cité jadis très prospère : Vukovar. Et pourquoi ne pas aller encore plus loin et envisager d'autres programmes non moins ambitieux ? Bruxelles pourrait ainsi financer l'interconnexion de l'oléoduc Adriatique - qui aboutit en Croatie - à la Caspienne. Comme vous le voyez, les projets ne manquent pas !

T.H. - Le mot « unification » revient souvent dans votre discours ...

S.M. - Parce que c'est la seule issue, non seulement pour la Croatie, mais aussi pour l'ensemble de la région. Vous ne serez pas étonné si je vous dis que nous avons encore fort à faire pour ne pas céder à un réflexe de repli sur soi.

T.H. - Votre prédécesseur, Franjo Tudjman, stigmatisait l'approche de l'Union européenne vis-à-vis des Balkans - les Quinze prônant d'abord la stabilisation et la réconciliation entre les Etats issus de l'ex-Yougoslavie, puis l'intégration au sein de l'Europe. Quelle vision défendez-vous en la matière ?

S.M. - Les relations de bon voisinage sont à mes yeux fondamentales. Nous devons régler tous nos différends avec nos plus proches voisins. Cela posé, nous n'entendons pas jouer le rôle de la locomotive chargée de tirer les autres wagons vers l'Europe. Au contraire, nous considérons que nous sommes engagés dans une sorte de régate où chacun des compétiteurs a le droit de prendre les décisions qui lui permettront de franchir la ligne d'arrivée en tête. Reste que la course doit se dérouler dans un bon esprit !

T.H. - Qu'est-ce qui empêche aujourd'hui la Croatie d'aplanir ses relations avec les Etats voisins ? Quels sont les obstacles qui vous empêchent d'établir ces relations de bon voisinage avec les Etats de la région ?

S.M. - Commençons par la Bosnie : il reste un certain nombre de problèmes importants à régler. Je vous rappelle, par exemple, que c'est Zagreb qui finance la composante croate de l'armée de la Fédération croato-musulmane (3). Or, nous estimons que la Bosnie ne peut subsister en tant qu'Etat qu'à condition de s'appuyer sur une armée unique, dotée d'un commandement unique et financée exclusivement par Sarajevo. Trois armées, trois systèmes de financement, trois commandements militaires : c'est tout simplement ingérable !

En ce qui concerne le Monténégro, notre coopération avec les autorités de Podgorica prend chaque jour un peu plus d'ampleur. Le président Djukanovic soutient le projet d'autoroute que j'évoquais à l'instant. Quant à la péninsule de Prevlaka, qui ne pose pas un problème de territoire mais de sécurité, nous proposons d'en faire un pôle touristique (4). Nous comptons, d'ailleurs, sur les investisseurs français pour mettre en valeur ce site qui constitue l'un des joyaux de la côte Adriatique. En somme, à Prevlaka, les touristes doivent prendre la place des militaires !

T.H. - Débarrassée de Slobodan Milosevic, la Serbie cessera-t-elle de faire planer une menace sur les Balkans ?

S.M. - Ce n'est qu'au prix de l'éviction totale et définitive de Slobodan Milosevic que la Serbie pourra enfin s'engager pour de bon dans un processus de démocratisation. A l'image de l'Allemagne de 1945, ce pays a besoin d'une catharsis.

T.H. - Mais l'Allemagne avait d'abord été contrainte à la capitulation ...

S.M. - J'aurais bien aimé que la Serbie subisse le même sort ! Le problème, c'est qu'à Dayton l'agresseur s'est retrouvé assis à la même table que ses victimes. Aurait-on accepté que Hitler participe un jour à une rencontre au sommet avec Churchill, de Gaulle et Roosevelt à l'issue du deuxième conflit mondial ? Je le répète : la Serbie a besoin d'une catharsis. De nombreux Serbes n'ont toujours pas pris conscience des crimes odieux qui ont été commis en leur nom en Croatie, en Bosnie, puis au Kosovo.

T.H. - Etant donné l'ampleur des exactions serbes, est-il réaliste d'envisager le maintien du Kosovo au sein de la RFY ?

S.M. - Après le génocide perpétré par les armées de Milosevic au Kosovo, cela paraît exclu. Toute la question est de savoir combien de temps va durer l'union formelle qui prévaut actuellement. Notez bien qu'en Croatie la crainte d'une résurrection de la Yougoslavie s'exprime encore dans certains milieux. Les gens ont parfois du mal à comprendre que cette page est définitivement tournée. Même si le monde entier appelait à la restauration de l'ancienne Yougoslavie, nous nous y opposerions de toutes nos forces. Quoi qu'il en soit, l'ex-Yougoslavie reposait sur trois piliers qui ont disparu : le charisme du défunt maréchal Tito ; la Ligue communiste, aujourd'hui disparue ; et, enfin, l'armée yougoslave - déjà fortement serbisée avant la guerre.

T.H. - L'un de vos premiers déplacements à l'étranger, une fois élu à la présidence de la République, vous a conduit à Sarajevo. A cette occasion, vous avez incité les Croates de Bosnie-Herzégovine à se tourner vers la capitale bosniaque, plutôt que vers Zagreb. Votre appel a-t-il été suivi d'effets ?

S.M. - Les Croates de Bosnie-Herzégovine sont un des trois peuples constitutifs de ce pays, au même titre que les Bosniaques et les Serbes (5). Ce n'est pas moi qui le dis, c'est la Constitution bosnienne. Certes, la politique qui a débouché sur l'éclatement de la Bosnie a été conçue autant à Zagreb qu'à Belgrade. Milosevic a réussi à attirer à lui les Serbes de Bosnie et Tudjman estimait que les Croates devaient, eux aussi, se tourner vers leur « patrie de réserve ». Mais les Bosniaques ont réussi à mettre sur pied une armée forte de 220 000 hommes, dont 13 % de Serbes et 4 % de Croates. Et ce n'est qu'à partir du moment où ils ont compris que Belgrade ne parviendrait pas à l'emporter que les Occidentaux ont décidé d'intervenir.

T.H. - Avez-vous les moyens de votre politique en Bosnie ? En d'autres termes, pouvez-vous obliger les Croates de Bosnie à jouer le jeu de Dayton ?

S.M. - Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que nous souhaitons faire cesser complètement le financement, par Zagreb, des structures croates qui cherchent à détruire la Bosnie. Une fois ces forces démantelées, les Croates seront pleinement intégrés en Bosnie. Je sais bien que Tudjman leur disait en substance : « Tout ce que vous avez gagné par les armes sera intégré à la mère patrie. » Et je sais, de surcroît, que les Herzégoviniens désirent ardemment être rattachés à la Croatie. Mais ce projet n'est rien d'autre qu'une dangereuse illusion distillée par mon prédécesseur. Pourquoi, dans ce cas, les cinq millions de Hongrois de l'étranger ne demanderaient-ils pas leur réintégration à la « mère patrie » ? Et que dire des douze millions de Russes d'Ukraine et des onze millions d'Ukrainiens en Russie ? Faut-il provoquer une nouvelle guerre mondiale uniquement pour que Siroki Brijeg (6) soit rattaché à la Croatie ? Le plus important, à mes yeux, c'est de ne pas modifier les frontières.

T.H. - Avez-vous mis fin à l'aide financière dont bénéficie la composante croate de l'armée de la Fédération de Bosnie-Herzégovine (7) de la part de la Croatie ?

S.M. - Pour le moment, nous l'avons réduite de moitié. Cependant, nous avons d'ores et déjà prévenu les Croates de Bosnie que nous ne nous arrêterons pas en si bon chemin. Nous préférons contribuer à la relance de l'économie de la Bosnie-Herzégovine dont nous pourrons, ensuite, tirer profit en termes de débouchés. Concrètement, cela veut dire que nous essayons de rouvrir toutes les voies de communication entre nos deux pays. Il est plus que temps, pour les habitants de cette région, de se tourner vers les questions de production au lieu de se focaliser sur les problèmes de frontières.

T.H. - Vous avez engagé votre pays sur la voie d'une coopération pleine et entière avec le TPIY. Quelle sera votre attitude si le Tribunal décide de poursuivre pour crimes de guerre les généraux croates qui ont mené victorieusement l'opération de reconquête de la Krajina à l'été 1995 ?

S.M. - Mon postulat de départ est le suivant : un crime est un acte individuel. Il faut donc y répondre individuellement. Une personne présumée coupable identifiée par le TPIY devra répondre de ses actes à La Haye, qu'elle soit croate, serbe ou bosniaque. Si tout le monde s'accorde sur ce principe, il n'y aura plus de culpabilité collective et les trois peuples cesseront de ressasser le passé en Bosnie.

T.H. - Pardonnez-moi d'insister, mais si un général croate est inculpé, n'est-ce pas la crédibilité du gouvernement croate qui est en jeu ?

S.M. - Non. Les crimes commis n'engagent ni la nation croate ni l'Etat en tant que tel. De par ma fonction de président de la République, je suis aujourd'hui le chef des armées : c'est moi qui nomme les principaux cadres militaires. Devrai-je être tenu pour responsable de tous leurs actes ? Un haut gradé peut être mis en cause s'il a donné l'ordre de commettre un crime, ou s'il était au courant de ce qui se tramait et n'a rien fait pour s'y opposer, ou bien encore s'il a refusé d'ouvrir une enquête a posteriori. En tant que commandant suprême, et à condition que l'on se trouve dans l'un des trois cas de figure évoqués à l'instant, je peux être amené à répondre des agissements de mes subordonnés. Mais je tiens à rappeler à vos lecteurs que la guerre que nous avons connue dans notre pays était «défensive». On ne peut pas « criminaliser » les combats qui ont permis aux Croates de reconquérir nos territoires occupés par les Serbes.

T.H. - A la fin du mois d'août dernier, Milan Levar a été assassiné devant son domicile. La victime avait eu le tort de dénoncer publiquement les crimes perpétrés par les troupes croates durant la guerre. Vous-même, vous avez fait l'objet de menaces de mort quelques jours plus tard. Il semble que certains soient prêts à tout pour mettre en échec votre politique ...

S.M. - L'assassinat de Milan Levar est un crime contre la Croatie, commis avec l'idée de pousser ce pays à se replier sur lui-même. Ses auteurs espèrent ainsi pouvoir continuer leur oeuvre de pillage de la nation, à l'abri des regards du monde extérieur. Mais je peux vous dire que ce combat est perdu d'avance ! La Croatie est un Etat de droit. Chaque citoyen doit y être protégé et c'est pourquoi cet attentat ne restera pas impuni.

T.H. - Quel grand dessein assignez-vous à votre mandat, Monsieur le Président ?

S.M. - Mon voeu le plus cher - je le répète - est d'édifier une Croatie européenne, respectueuse de toutes les normes communautaires. J'espère qu'au terme de on mandat, la Croatie figurera à la fois parmi les membres de l'Union et les signataires du Pacte atlantique. La route est encore longue, mais nous y parviendrons. J'en suis persuadé !

(1) Bruxelles a créé un mécanisme d négociation ad hoc pour la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, l'Albanie, et à terme, la Yougoslavie. Ces pays incités à coopérer entre eux avant de pouvoir intégrer l'Union.

(2) Le fleuve a été rendu impraticable à la navigation par l'effondrement des ponts détruits à la suite des raids de l'OTAN, au printemps 1999, Le tracé du Danube détermine partiellement la frontière orientale de la Croatie.

(3) L'une des deux entités constitutive de la Bosnie. En raison de la division permanente de la Bosnie, chaque communauté ethnique possède de facto sa propre armée. Les Serbes de la Republika srpska y ont droit en vertu des accords de dayton, tandis que les Croates et les Bosniaques, eux, ont dû s'unir au sein d'une même armée - celle de la Fédération. Mais cette intégration est restée, jusqu'à présent, lettre morte.

(4) Mince bande de terre située aux confins de la Croatie et du Monténégro, la péninsule de Prevlaka abrite la principale base navale de la marine yougoslave. Revendiquée dans son intégralité par le pouvoir de Slobodan Milosevic, elle demeure un objet de contentieux entre Belgrade et Zagreb. Les Nations unies y ont déployé des observateurs pour éviter une éventuelle confrontation armée.

(5) Depuis les accords de Dayton (1995), on désigne les anciens Musulmans par le terme de "Bosniaques", le terme "Bosniens" étant utilisé pour désigner l'ensemble des citoyens de Bosnie-Herzégovine.

(6) Ville d'Herzégovine, considérée comme le bastion des "durs".

(7) L'armée de la Fédération est composée de deux parties, l'une croate, l'autre bosniaque.

pi n° 89 - automne 2000

  RECHERCHER
 
  Approfondir

  TOUS LES ARTICLES
  POLITIQUE
  Ante Gotovina arrêté en Espagne  
  TV Public Sénat : Spéciale Croatie  
  "La Croatie européenne" : conférence du Premier ministre, Ivo Sanader  
  Commémoration de la Révolte des Croates à Villefranche  
  10e anniversaire de l'opération Tempête  
  Mise en service de l'autoroute Zagreb-Split  
  La Croatie commémore sa résistance aux côtés des Alliés  
  Le président Mesic décore plusieurs Croates de France  
  UEO : président Mesic plaide pour l'élargissement de l'UE  
  Décès de Jean Paul II: la Croatie honore la mémoire du pape slave  
  Décès de Jean Paul II: la Croatie honore la mémoire du pape slave  
  UE: création d'une "task force" pour la Croatie  
  UE-Croatie: report du lancement des négociations  
  Le président du Sabor en visite à Paris  
  Stipe Mesic réélu haut la main  
  Second tour: Mesic-Kosor  
  Présidentielle 2005  
  Otages français: félicitations du chef de la diplomatie croate  
  UE: ouverture des négociations le 17 mars 2005  
  UE : unanimité des députés croates  
  JO 2012: Dubrovnik accueille les villes candidates  
  Colloque : bicentenaire du Code Napoléon  
  Francophonie : la Croatie devient pays observateur  
  Le cardinal Bozanic en visite à Paris  
  370 000 Français attendus en 2004  
  Croatie-Slovénie : Zagreb réclame un arbitrage international  
  Une diplomate croate à l'assaut de l'Union  
  Mémoire : la Révolte des Croates à Villefranche  
  Michel Barnier en visite à Zagreb  
  L'UE accorde le statut de candidat à la Croatie  
  France-Croatie: Programme de coopération 2004-2006  
  Le ministre de la Défense à Eurosatory 2004  
  Patrick Bloche en Croatie  
  Miomir Zuzul rencontre Michel Barnier  
  Stipe Mesic reçu par Jacques Chirac  
  Avis favorable de Bruxelles à la candidature de la Croatie  
  Soutien franco-allemand à l'intégration de la Croatie  
  Stjepan Mesic : Ce que l'Europe gagne avec la Croatie  
  Ivo Sanader a formé son gouvernement  
  Législatives : victoire de la droite  
  Législatives 2003 : la Croatie aux urnes  
  Rapport du Sénat : le redressement de la Croatie  
  Création d'une Zone de Protection écologique et de Pêche en Adriatique  
  UE : un nouveau pas vers l'adhésion de la Croatie  
  Gagro: la candidature de la Croatie à l'UE  
  Villefranche-de-Rouergue : 60e anniversaire de la Révolte des Croates  
  La Croatie à l'honneur au Sénat  
  La Croatie, 100e voyage du pape Jean Paul II  
  Gagro: la Croatie historiquement liée à la France  
  UE: la Croatie candidate à l'adhésion  
  Mesic : "La Croatie entrera dans l'UE en 2007"  
  "Croatie: objectif Europe!" par Stipe Mesic  
  UE: la Croatie candidate
  Présentation multimédia
 
  Voir liste complète

 
  LE MOT DE L'AMBASSADEUR
  Nouvelle alternance réussie  
  La Croatie vote  
  Voir tous les éditos

 
  ÉCONOMIE & TOURISME
  Guide touristique  
  M. Cobankovic inaugure le forum de Ploudaniel  
  UBIFRANCE: séminaire Croatie  
  Instantanés de Croatie: campagne 2005  
  Aif France: nouveau vol quotidien Paris-Zagreb  
  MIDEST 2004: entreprises croates cherchent partenaires  
  Thalassa, 7 semaines à Korcula  
  Les Français à l'assaut de la côte dalmate  
  La Méditerranée retrouvée  
  Rendez-vous sportifs : Rijeka et Split, villes candidates  
  S. Mesic: renforcer le partenariat commercial avec la France  
  Journée découverte à Dubrovnik  
  Florilège de nouveaux guides touristiques  
  CFCE - Croatie: croissance et ouverture, un marché qui s'affirme  
  Création d'une Chambre de commerce franco-croate  
  Supplément "Croatie" dans Le Monde  
  Tourisme: "La Méditerranée s'agrandit"  
  AvenirExport 2002 : Investir en Croatie (diaporama)  
  Voir liste complète

 
  SOCIÉTÉ - SPORTS
  La Croatie remporte la Coupe Davis avec Ljubicic, Ancic, Karlovic et Ivanisevic  
  Les stars croates du Mondial 98 font leur cinéma à Paris  
  Cilic vainqueur de Roland Garros Juniors 2005  
  Mondiaux de Ski: 3 médailles d'or pour Janica Kostelic  
  EURO 2004 : France-Croatie 2-2  
  EURO 2004 : décevant Croatie-Suisse  
  Coupe Davis: La Croatie s'incline à Metz  
  Coupe Davis: France-Croatie  
  Euro 2004 : la Croatie rencontrera la France  
  Nikola Tesla, physicien visionnaire  
  Robert Badinter, fait docteur honoris causa à Zagreb  
  Ancic donne des frayeurs à Agassi  
  Janica et Ivica Kostelic remportent trois médailles d'or  
  Handball: la Croatie championne du monde  
  18 novembre 1991, la chute de Vukovar  
  Voir liste complète

 
  DANS LES MÉDIAS
  Libération : Plitvice, balade en lacs majeur  
  Libération : Kornati - Prendre le maquis en Croatie  
  Le Figaro : S. Mesic "Un pas de plus vers l'adhésion"  
  Le Figaro : S. Mesic "La Croatie rejoindra l'UE en 2007"  
  Le Monde : "Croatie, objectif Europe!" par Stipe Mesic  
  Le Figaro : Zagreb candidat à l'UE dès 2003  
  La Croix : Prevlaka revient dans le giron croate  
  Dubrovnik, la belle de Dalmatie  
  Escales en Dalmatie  
  Thalassa, 8 semaines à Hvar  
  Heureux comme Robinson aux Kornati  
  Croatie, Riviera Paradiso  
  Voir liste complète

 
 

 LA CROATIE | ACTUALITÉS | VIE CULTURELLE | L’AMBASSADE | ACCUEIL 

 Haut de page | Plan du site | Nous contacter