Automne
2000
POLITIQUE INTERNATIONALE
Croatie : la
métamorphose
Entretien
avec Stipe Mesic, président de la République de
Croatie
Rarement
la mort d'un homme aura changé aussi radicalement la donne
dans un pays. En décembre 1999, la disparition du «père
de l'indépendance croate», Franjo Tudjman, a marqué,
en effet, la fin d'une époque confuse dans l'histoire de
la Croatie - une époque de «ni guerre ni paix».
Sortie
victorieuse de son combat contre les partisans de la «Grande
Serbie», la Croatie tudjmanienne s'était montrée
incapable d'enterrer les fantômes du passé. Le régime,
phagocyté par le parti du président, le HDZ (Communauté
démocratique croate), n'avait jamais su renoncer à
cette rhétorique belliqueuse qui accusait l'opposition
de faire le jeu «des ennemis de la Croatie». Après
cinq années de conflit avec les Serbes, une atmosphère
pesante de guerre civile planait toujours sur la Croatie. Alors
que le pays sombrait dans une profonde dépression économique,
la raideur du régime de Franjo Tudjman était de
plus en plus mal tolérée par l'opinion publique.
Et pourtant,
à l'annonce de la disparition du chef de l'Etat, le 10
décembre au matin, l'émotion fut bien réelle.
On pleura un homme qui avait su tenir fermement le gouvernail
au milieu de la tempête. Mais si les Croates allèrent
s'incliner en nombre devant son cercueil, c'était sans
doute aussi pour mieux entamer leur deuil et se tourner résolument
vers l'avenir.
De fait,
quelques semaines plus tard, la cause était entendue: le
parti du défunt président subissait une défaite
cinglante aux élections législatives, face à
la coalition d'opposition emmenée par le HSLS (Parti libéral
social) et les sociaux-démocrates (SDP, ex-communistes).
Après avoir régné sans partage sur la vie
politique locale depuis 1990, le HDZ était renvoyé
dans l'opposition. Il crut alors pouvoir prendre sa revanche à
la faveur de l'élection présidentielle qui se profilait.
Magistrale erreur: son candidat, Mate Granic, ex-ministre des
Affaires étrangères, fut balayé dès
le premier tour de scrutin, tandis qu'un «revenant»
créait la surprise ...
Après
une traversée du désert longue de six ans, Stipe
Mesic l'emportait haut la main, le 7 février 2000, avec
56% des suffrages exprimés. Avant le début du scrutin,
ses chances de victoire paraissaient des plus minces aux yeux
des experts locaux. Dernier président de la Yougoslavie
socialiste en 1991, destitué de son poste de président
du Parlement trois ans plus tard et chassé du HDZ pour
avoir osé dénoncer la politique de Zagreb en Bosnie,
Stipe Mesic avait ensuite végété à
la tête d'un petit parti d'opposition, le HND (Parti des
démocrates indépendants) - presque oublié
de tous. Mais durant la campagne, la faconde et l'énergie
de ce barbu de 65 ans firent merveille. Grâce à elles,
l'ancien protégé de Franjo Tudjman tenait sa revanche.
La disparition de son ancien mentor lui avait offert une seconde
chance inespérée.
Stipe
Mesic, c'est l'anti-Tudjman par excellence. D'un point de vue
personnel, tout d'abord, il apparaît chaleureux et accessible
là où son prédécesseur se montrait
froid et cassant. Ensuite, il entend rompre avec l'héritage
tudjmanien sur tous les plans: lutte contre la corruption, respect
de la liberté des médias, rapprochement avec l'Union
européenne, coopération pleine et entière
avec le Tribunal pénal international de La Haye (TPIY),
aide au retour des réfugiés serbes en Krajina (10000
au premier semestre 2000), sans oublier une prise de distance
par rapport aux extrémistes de Mostar (fief des ultranationalistes
croates en Bosnie).
Dès
le lendemain du triomphe de Stipe Mesic, l'heure est donc au changement
tous azimuts en Croatie. Alors que Franjo Tudjman entretenait
des relations conflictuelles avec ses voisins, son successeur
effectue ses deux premières visites d'Etat - hautement
symboliques! - en Slovénie et en Bosnie. Dans la capitale
bosniaque, il soutient sans réserve le processus de réconciliation
lancé à Dayton il y a cinq ans et invite les Croates
de Mostar à «regarder vers Sarajevo et non plus vers
Zagreb».
Contrairement
à son prédécesseur, Stipe Mesic privilégie
les relations avec l'Union européenne plutôt qu'avec
les Etats-Unis. Le nouveau président invite les Quinze
à tendre la main à cette «nouvelle Croatie»
qui souhaite ardemment rejoindre le train des pays candidats à
l'adhésion. Il faut dire qu'il y a urgence! Les caisses
de l'Etat ont été vidées par le précédent
régime et l'économie croate peine à décoller
après les années de guerre. La dette extérieure
représente 45% du PIB, tandis que le chômage touche
officiellement 20% de la population active. Lors de sa visite
à Paris, en mai dernier, Stipe Mesic s'est voulu optimiste
sur les chances de voir son pays signer un accord d'association
avec l'Union européenne avant 2001. Selon lui, Jacques
Chirac aurait promis de tout faire pour abréger les négociations.
Le président français n'a-t-il pas proposé
d'organiser, à Zagreb, un sommet réunissant les
Quinze et les Etats issus de l'ex-Yougoslavie le 24 novembre prochain?
Neuf mois
après son élection surprise, Stipe Mesic demeure
très populaire. Il est omniprésent dans les médias,
au risque de commettre, parfois, quelques dérapages verbaux.
Ses détracteurs l'accusent de s'agiter en pure perte. Ils
soulignent que la situation économique du pays reste toujours
aussi préoccupante. Zagreb continue en outre à financer
les institutions des Croates de Bosnie, même si le montant
de cette aide financière a été réduit
de moitié. Force est de reconnaître, en tout cas,
que l'atmosphère est devenue beaucoup plus respirable en
Croatie et que le successeur de Franjo Tudjman respecte ses promesses
de coopération avec le TPIY.
Cette
fermeté lui vaut d'ailleurs de solides inimitiés
en Croatie même. Au moment où cet entretien était
réalisé, Stipe Mesic faisait état de menaces
de mort reçues sur le fax de la présidence! Un danger
pris très au sérieux par les autorités après
l'assassinat, quelques jours auparavant, de Milan Levar, le premier
Croate à avoir stigmatisé publiquement les crimes
commis contre les civils serbes en Croatie durant le conflit.
Stipe Mesic se veut néanmoins confiant. Il a remporté
un premier succès, en mai 2000, avec l'intégration
de son pays au Partenariat pour la paix de l'Otan. Il attend désormais
un geste fort de l'Europe en direction de son pays dans les tout
prochains mois. Afin de tourner, définitivement, la page
de l'après-guerre en Croatie.
T.
H..
Cet entretien
a été conduit
par Thomas Hofnung
Thomas
Hofnung -
Après dix années de règne sans partage, le
HDZ - le parti du défunt Franjo Tudjman - a subi, coup
sur coup, deux défaites retentissantes aux élections
législative et présidentielle. Trois mois après
la mort du « père de l'indépendance »,
en février 2000, vous avez été élu
à la tête de l'Etat avec 56 % des voix. Comment expliquez-vous
une telle volonté de rupture chez les électeurs
croates ?
Stipe
Mesic - Durant des décennies, le Parti communiste
a monopolisé le pouvoir en Yougoslavie. L'introduction
du multipartisme, à la fin des années 80, aurait
dû marquer, de ce point de vue, un tournant décisif.
Mais avec l'arrivée au pouvoir du HDZ à Zagreb,
en 1990, c'est une fois de plus un parti, et un seul, qui s'est
retrouvé en position de tout régenter. L'hégémonie
de cette formation politique a, en quelque sorte, prolongé
le monopartisme que nous connaissions du temps de la Yougoslavie.
Et ce n'est que l'hiver dernier, à l'occasion de l'élection
présidentielle, que le processus de démocratisation
s'est trouvé relancé.
T.H.
- Quel bilan politique tirez-vous des années HDZ ?
S.M.
- Je dirais qu'en définitive le HDZ n'a pas su répondre
aux aspirations de la population, après la libération
de nos territoires occupés. Il a adopté une position
isolationniste vis-à-vis de l'Europe, alors que les citoyens
croates désiraient, au contraire, rejoindre l'Union le
plus rapidement possible. Il a impliqué la Croatie dans
le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine voisine
au lieu de pousser toutes les victimes de Slobodan Milosevic à
s'unir contre leur agresseur. Par ailleurs, les privatisations
ont permis aux amis du régime de bâtir des fortunes
en l'espace de quelques années. A partir du moment où
ces questions ont pu être abordées ouvertement dans
la presse, puis dans le débat public, les citoyens, tout
naturellement, se sont mis à voter massivement pour l'opposition.
T.H.
- Quelle impression Franjo Tudjman laissera-t-il dans le souvenir
des Croates ?
S.M.
- En tant que premier président de la Croatie indépendante,
Franjo Tudjman appartient à l'histoire de ce pays. Personne
ne peut contester le fait qu'il a oeuvré pour l'indépendance
de la nation. Le problème de Tudjman, c'est qu'il n'a jamais
vraiment compris ce qu'était la démocratie. Au total,
je crois que l'on retiendra ces deux aspects de sa personnalité.
Il était obsédé par l'autorité et
par le souci de conserver sa mainmise sur le HDZ ; il considérait
tous ceux qui n'étaient pas à ses côtés
comme des ennemis. Au fond, Tudjman ne concevait pas que l'on
puisse penser autrement que lui tout en aimant sincèrement
son pays. Sa vision du monde datait du XVIIe ou du XVIIIe siècle
!
T.H.
- Au lendemain de votre élection, vous avez plaidé
pour l'émergence d'une « nouvelle Croatie »,
résolument tournée vers la « nouvelle Europe
». Comment cette dynamique se traduit-elle dans les faits
?
S.M.
- La Croatie souhaite unir son destin à celui d'une Europe
enfin réconciliée - une Europe qui soit résolue
à bannir définitivement l'usage de la guerre. J'ai
la conviction que l'unification du Vieux Continent sera profitable
non seulement aux grandes nations mais aussi, et plus encore,
aux petites dont nous faisons partie. Ne serait-ce que parce que
les conflits frontaliers entre Croates et Serbes n'auront plus
de raison d'être. Je souhaite que la Croatie soit l'un des
moteurs de cette « nouvelle Europe » et qu'elle
puisse adhérer à l'Union dans les meilleurs délais.
Il me semble que notre « désir d'Europe » n'a
pas été suffisamment pris en compte jusqu'ici.
T.H.
- Sur le perron de l'Elysée, en mai dernier, à la
sortie de votre entrevue avec le président Jacques Chirac,
vous avez déclaré attendre de la France qu'elle
vous aide à accélérer le processus d'intégration.
Votre demande a-t-elle été entendue ?
S.M.
- Je l'espère, car la France est un pays ami. Nous gardons
en mémoire l'époque napoléonienne lorsque,
sous l'administration du maréchal Marmont, nos ancêtres
avaient pu fonder le premier journal en langue croate. C'est à
cette même époque que l'esclavage a été
aboli et que l'on a rendu l'école obligatoire. Aujourd'hui,
nous aimerions que la France redécouvre la Croatie et que
ses investisseurs prennent conscience des potentialités
de notre économie.
T.H.
- Du temps de votre prédécesseur, les investisseurs
occidentaux dénonçaient souvent le manque de transparence
du système légal. Que comptez-vous faire pour y
remédier et favoriser l'arrivée des capitaux étrangers
?
S.M.
- Nous avons élevé au rang de priorité absolue
l'harmonisation de notre législation avec celle de l'Union
européenne. Ce n'est pas une mince affaire, croyez-moi,
car il nous faudra adopter plusieurs centaines de lois pour atteindre
cet objectif. Mais nous avançons à marche forcée.
T.H.
- Etes-vous satisfait du rythme des négociations entre
Bruxelles et Zagreb en vue de la signature d'un accord de stabilisation
et d'association avec les Quinze (1) ?
S.M.
- Globalement oui. De même que nous avons été
très satisfaits de voir le président de la Commission,
Romano Prodi, afficher son soutien à la proposition de
Jacques Chirac concernant l'organisation, à Zagreb, le
24 novembre prochain, d'un sommet qui réunira les
Quinze et les Etats de la région concernés par le
processus de stabilisation et d'association. Monsieur Prodi a
même cru bon d'ajouter que les pays membres de l'Union ne
sauraient débarquer à Zagreb les mains vides ! En
d'autres termes, ce sommet ne doit pas se limiter à des
questions purement protocolaires, mais déboucher sur des
avancées concrètes.
T.H.
- Qu'en attendez-vous au juste ?
S.M.
- Nous espérons que les Quinze prendront la mesure des
changements intervenus en Croatie depuis l'alternance et qu'ils
débloqueront, en conséquence, l'aide financière
dont notre économie a le plus grand besoin. Nous attendons,
notamment, des fonds pour la construction d'une autoroute reliant
l'Italie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, le Monténégro
et l'Albanie, à la Turquie. Outre qu'une telle autoroute
serait le meilleur moyen d'arrimer à l'Ouest cette partie
de l'Europe, un axe comme celui-là dynamiserait toute la
région, et l'économie croate en particulier. Nous
demandons, également, le soutien financier de Bruxelles
pour nettoyer le Danube, afin de favoriser l'ouverture de la Croatie
aux pays du bassin danubien (2). Ce qui nous
permettrait, au passage, de faire revivre une cité jadis
très prospère : Vukovar. Et pourquoi ne pas aller
encore plus loin et envisager d'autres programmes non moins ambitieux
? Bruxelles pourrait ainsi financer l'interconnexion de l'oléoduc
Adriatique - qui aboutit en Croatie - à la Caspienne. Comme
vous le voyez, les projets ne manquent pas !
T.H.
- Le mot « unification » revient souvent dans votre
discours ...
S.M.
- Parce que c'est la seule issue, non seulement pour la Croatie,
mais aussi pour l'ensemble de la région. Vous ne serez
pas étonné si je vous dis que nous avons encore
fort à faire pour ne pas céder à un réflexe
de repli sur soi.
T.H.
- Votre prédécesseur, Franjo Tudjman, stigmatisait
l'approche de l'Union européenne vis-à-vis des Balkans
- les Quinze prônant d'abord la stabilisation et la réconciliation
entre les Etats issus de l'ex-Yougoslavie, puis l'intégration
au sein de l'Europe. Quelle vision défendez-vous en la
matière ?
S.M.
- Les relations de bon voisinage sont à mes yeux fondamentales.
Nous devons régler tous nos différends avec nos
plus proches voisins. Cela posé, nous n'entendons pas jouer
le rôle de la locomotive chargée de tirer les autres
wagons vers l'Europe. Au contraire, nous considérons que
nous sommes engagés dans une sorte de régate où
chacun des compétiteurs a le droit de prendre les décisions
qui lui permettront de franchir la ligne d'arrivée en tête.
Reste que la course doit se dérouler dans un bon esprit
!
T.H.
- Qu'est-ce qui empêche aujourd'hui la Croatie d'aplanir
ses relations avec les Etats voisins ? Quels sont les obstacles
qui vous empêchent d'établir ces relations de bon
voisinage avec les Etats de la région ?
S.M.
- Commençons par la Bosnie : il reste un certain nombre
de problèmes importants à régler. Je vous
rappelle, par exemple, que c'est Zagreb qui finance la composante
croate de l'armée de la Fédération croato-musulmane
(3). Or, nous estimons que la Bosnie ne peut
subsister en tant qu'Etat qu'à condition de s'appuyer sur
une armée unique, dotée d'un commandement unique
et financée exclusivement par Sarajevo. Trois armées,
trois systèmes de financement, trois commandements militaires
: c'est tout simplement ingérable !
En
ce qui concerne le Monténégro, notre coopération
avec les autorités de Podgorica prend chaque jour un peu
plus d'ampleur. Le président Djukanovic soutient le projet
d'autoroute que j'évoquais à l'instant. Quant à
la péninsule de Prevlaka, qui ne pose pas un problème
de territoire mais de sécurité, nous proposons d'en
faire un pôle touristique (4). Nous comptons, d'ailleurs,
sur les investisseurs français pour mettre en valeur ce
site qui constitue l'un des joyaux de la côte Adriatique.
En somme, à Prevlaka, les touristes doivent prendre la
place des militaires !
T.H.
- Débarrassée de Slobodan Milosevic, la Serbie cessera-t-elle
de faire planer une menace sur les Balkans ?
S.M.
- Ce n'est qu'au prix de l'éviction totale et définitive
de Slobodan Milosevic que la Serbie pourra enfin s'engager pour
de bon dans un processus de démocratisation. A l'image
de l'Allemagne de 1945, ce pays a besoin d'une catharsis.
T.H.
- Mais l'Allemagne avait d'abord été contrainte
à la capitulation ...
S.M.
- J'aurais bien aimé que la Serbie subisse le même
sort ! Le problème, c'est qu'à Dayton l'agresseur
s'est retrouvé assis à la même table que ses
victimes. Aurait-on accepté que Hitler participe un jour
à une rencontre au sommet avec Churchill, de Gaulle et
Roosevelt à l'issue du deuxième conflit mondial
? Je le répète : la Serbie a besoin d'une catharsis.
De nombreux Serbes n'ont toujours pas pris conscience des crimes
odieux qui ont été commis en leur nom en Croatie,
en Bosnie, puis au Kosovo.
T.H.
- Etant donné l'ampleur des exactions serbes, est-il réaliste
d'envisager le maintien du Kosovo au sein de la RFY ?
S.M.
- Après le génocide perpétré par les
armées de Milosevic au Kosovo, cela paraît exclu.
Toute la question est de savoir combien de temps va durer l'union
formelle qui prévaut actuellement. Notez bien qu'en Croatie
la crainte d'une résurrection de la Yougoslavie s'exprime
encore dans certains milieux. Les gens ont parfois du mal à
comprendre que cette page est définitivement tournée.
Même si le monde entier appelait à la restauration
de l'ancienne Yougoslavie, nous nous y opposerions de toutes nos
forces. Quoi qu'il en soit, l'ex-Yougoslavie reposait sur trois
piliers qui ont disparu : le charisme du défunt maréchal
Tito ; la Ligue communiste, aujourd'hui disparue ; et, enfin,
l'armée yougoslave - déjà fortement serbisée
avant la guerre.
T.H.
- L'un de vos premiers déplacements à l'étranger,
une fois élu à la présidence de la République,
vous a conduit à Sarajevo. A cette occasion, vous avez
incité les Croates de Bosnie-Herzégovine à
se tourner vers la capitale bosniaque, plutôt que vers Zagreb.
Votre appel a-t-il été suivi d'effets ?
S.M.
- Les Croates de Bosnie-Herzégovine sont un des trois peuples
constitutifs de ce pays, au même titre que les Bosniaques
et les Serbes (5). Ce n'est pas moi qui le dis,
c'est la Constitution bosnienne. Certes, la politique qui a débouché
sur l'éclatement de la Bosnie a été conçue
autant à Zagreb qu'à Belgrade. Milosevic a réussi
à attirer à lui les Serbes de Bosnie et Tudjman
estimait que les Croates devaient, eux aussi, se tourner vers
leur « patrie de réserve ». Mais les Bosniaques
ont réussi à mettre sur pied une armée forte
de 220 000 hommes, dont 13 % de Serbes et 4 % de Croates. Et ce
n'est qu'à partir du moment où ils ont compris que
Belgrade ne parviendrait pas à l'emporter que les Occidentaux
ont décidé d'intervenir.
T.H.
- Avez-vous les moyens de votre politique en Bosnie ? En d'autres
termes, pouvez-vous obliger les Croates de Bosnie à jouer
le jeu de Dayton ?
S.M.
- Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que nous souhaitons
faire cesser complètement le financement, par Zagreb, des
structures croates qui cherchent à détruire la Bosnie.
Une fois ces forces démantelées, les Croates seront
pleinement intégrés en Bosnie. Je sais bien que
Tudjman leur disait en substance : « Tout ce que vous avez
gagné par les armes sera intégré à
la mère patrie. » Et je sais, de surcroît,
que les Herzégoviniens désirent ardemment être
rattachés à la Croatie. Mais ce projet n'est rien
d'autre qu'une dangereuse illusion distillée par mon prédécesseur.
Pourquoi, dans ce cas, les cinq millions de Hongrois de l'étranger
ne demanderaient-ils pas leur réintégration à
la « mère patrie » ? Et que dire des douze
millions de Russes d'Ukraine et des onze millions d'Ukrainiens
en Russie ? Faut-il provoquer une nouvelle guerre mondiale uniquement
pour que Siroki Brijeg (6) soit rattaché
à la Croatie ? Le plus important, à mes yeux, c'est
de ne pas modifier les frontières.
T.H.
- Avez-vous mis fin à l'aide financière dont bénéficie
la composante croate de l'armée de la Fédération
de Bosnie-Herzégovine (7) de la part de
la Croatie ?
S.M.
- Pour le moment, nous l'avons réduite de moitié.
Cependant, nous avons d'ores et déjà prévenu
les Croates de Bosnie que nous ne nous arrêterons pas en
si bon chemin. Nous préférons contribuer à
la relance de l'économie de la Bosnie-Herzégovine
dont nous pourrons, ensuite, tirer profit en termes de débouchés.
Concrètement, cela veut dire que nous essayons de rouvrir
toutes les voies de communication entre nos deux pays. Il est
plus que temps, pour les habitants de cette région, de
se tourner vers les questions de production au lieu de se focaliser
sur les problèmes de frontières.
T.H.
- Vous avez engagé votre pays sur la voie d'une coopération
pleine et entière avec le TPIY. Quelle sera votre attitude
si le Tribunal décide de poursuivre pour crimes de guerre
les généraux croates qui ont mené victorieusement
l'opération de reconquête de la Krajina à
l'été 1995 ?
S.M.
- Mon postulat de départ est le suivant : un crime est
un acte individuel. Il faut donc y répondre individuellement.
Une personne présumée coupable identifiée
par le TPIY devra répondre de ses actes à La Haye,
qu'elle soit croate, serbe ou bosniaque. Si tout le monde s'accorde
sur ce principe, il n'y aura plus de culpabilité collective
et les trois peuples cesseront de ressasser le passé en
Bosnie.
T.H.
- Pardonnez-moi d'insister, mais si un général croate
est inculpé, n'est-ce pas la crédibilité
du gouvernement croate qui est en jeu ?
S.M.
- Non. Les crimes commis n'engagent ni la nation croate ni l'Etat
en tant que tel. De par ma fonction de président de la
République, je suis aujourd'hui le chef des armées
: c'est moi qui nomme les principaux cadres militaires. Devrai-je
être tenu pour responsable de tous leurs actes ? Un haut
gradé peut être mis en cause s'il a donné
l'ordre de commettre un crime, ou s'il était au courant
de ce qui se tramait et n'a rien fait pour s'y opposer, ou bien
encore s'il a refusé d'ouvrir une enquête a posteriori.
En tant que commandant suprême, et à condition que
l'on se trouve dans l'un des trois cas de figure évoqués
à l'instant, je peux être amené à répondre
des agissements de mes subordonnés. Mais je tiens à
rappeler à vos lecteurs que la guerre que nous avons connue
dans notre pays était «défensive». On
ne peut pas « criminaliser » les combats qui ont permis
aux Croates de reconquérir nos territoires occupés
par les Serbes.
T.H.
- A la fin du mois d'août dernier, Milan Levar a été
assassiné devant son domicile. La victime avait eu le tort
de dénoncer publiquement les crimes perpétrés
par les troupes croates durant la guerre. Vous-même, vous
avez fait l'objet de menaces de mort quelques jours plus tard.
Il semble que certains soient prêts à tout pour mettre
en échec votre politique ...
S.M.
- L'assassinat de Milan Levar est un crime contre la Croatie,
commis avec l'idée de pousser ce pays à se replier
sur lui-même. Ses auteurs espèrent ainsi pouvoir
continuer leur oeuvre de pillage de la nation, à l'abri
des regards du monde extérieur. Mais je peux vous dire
que ce combat est perdu d'avance ! La Croatie est un Etat de droit.
Chaque citoyen doit y être protégé et c'est
pourquoi cet attentat ne restera pas impuni.
T.H.
- Quel grand dessein assignez-vous à votre mandat, Monsieur
le Président ?
S.M.
- Mon voeu le plus cher - je le répète - est d'édifier
une Croatie européenne, respectueuse de toutes les normes
communautaires. J'espère qu'au terme de on mandat, la Croatie
figurera à la fois parmi les membres de l'Union et les
signataires du Pacte atlantique. La route est encore longue, mais
nous y parviendrons. J'en suis persuadé !
(1)
Bruxelles a créé un mécanisme d négociation
ad hoc pour la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine,
l'Albanie, et à terme, la Yougoslavie. Ces pays incités
à coopérer entre eux avant de pouvoir intégrer
l'Union.
(2)
Le fleuve a été rendu impraticable à la navigation
par l'effondrement des ponts détruits à la suite
des raids de l'OTAN, au printemps 1999, Le tracé du Danube
détermine partiellement la frontière orientale de
la Croatie.
(3)
L'une des deux entités constitutive de la Bosnie. En raison
de la division permanente de la Bosnie, chaque communauté
ethnique possède de facto sa propre armée. Les Serbes
de la Republika srpska y ont droit en vertu des accords de dayton,
tandis que les Croates et les Bosniaques, eux, ont dû s'unir
au sein d'une même armée - celle de la Fédération.
Mais cette intégration est restée, jusqu'à
présent, lettre morte.
(4)
Mince bande de terre située aux confins de la Croatie et
du Monténégro, la péninsule de Prevlaka abrite
la principale base navale de la marine yougoslave. Revendiquée
dans son intégralité par le pouvoir de Slobodan
Milosevic, elle demeure un objet de contentieux entre Belgrade
et Zagreb. Les Nations unies y ont déployé des observateurs
pour éviter une éventuelle confrontation armée.
(5)
Depuis les accords de Dayton (1995), on désigne les anciens
Musulmans par le terme de "Bosniaques", le terme "Bosniens"
étant utilisé pour désigner l'ensemble des
citoyens de Bosnie-Herzégovine.
(6)
Ville d'Herzégovine, considérée comme le
bastion des "durs".
(7)
L'armée de la Fédération est composée
de deux parties, l'une croate, l'autre bosniaque.
pi
n° 89 - automne 2000
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