Libération, 20/03/2006

MÊME en l'absence du verdict, le travail d'enquête reste un outil historique indispensable
Milosevic, le jugement continue

par Paul Garde
Professeur émérite de l'université de Provence

Sobodan Milosevic n'est plus. Nul ne saurait se réjouir de la mort d'un homme, si malfaisant fût-il, dès lors qu'il avait été mis hors d'état de nuire. Chacun sera sensible à l'achèvement de ce destin criminel, au dénouement de ce drame shakespearien. Ce décès subit est frustrant pour les victimes des guerres et des massacres, qui doivent renoncer à voir le principal responsable de leurs souffrances solennellement condamné. Il est un échec pour le Tribunal pénal international (TPI) de La Haye, qui voit quatre ans de travail intense s'achever sans conclusion, et qui s'expose à des reproches pour le dysfonctionnement de son système carcéral. L'idée de justice internationale risque d'en être dévaluée aux yeux de certains.

Pourtant, si l'on veut vraiment apprécier l'événement, il faut le rapporter aux seuls enjeux qui comptent. Le TPI n'est pas une fin en soi. Il n'a de sens que s'il contribue à ce qu'on «ne voie plus jamais ça».

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L'identification publique, par un arbitre impartial, des individus coupables de crimes doit servir à dissuader leurs imitateurs possibles, et apporter un démenti à la mise en cause de peuples entiers, aliment de conflits futurs. La raison d'être de ce tribunal, comme jadis de celui de Nuremberg, est avant tout pédagogique.

Il est certain que le décès de Milosevic érode à court terme l'autorité du tribunal en Serbie. «Ils l'ont mal protégé, ils l'ont mal soigné», voire «ils l'ont empoisonné» : les circonstances sont favorables à la propagation de rumeurs de ce genre, qui naissent si facilement autour d'un prisonnier. Les Balkans sont un terrain favorable à la propagation de mythes. Celui-ci se répandra d'autant mieux que le dénigrement du TPI est depuis dix ans élevé en Serbie à la hauteur d'un genre littéraire. Plusieurs livres et d'innombrables articles y ont été consacrés. L'idée même qu'un juge pourrait être impartial est insupportable aux nationalistes.

Toutefois, si la thèse du «complot contre la Serbie» trouve ici un nouvel argument, gagnera-t-elle pour autant de nouveaux adeptes ? Ce n'est pas sûr. Elle est congénitale au nationalisme, elle croît et décroît avec lui. Elle était presque unanimement admise il y a dix ans, mais ne cesse de reculer depuis ; elle est peut-être encore majoritaire dans l'opinion, mais pas dans les jeunes générations, qui voient avec plus de réalisme l'avenir de leur pays et sont moins obsédées par son passé mythique.

A plus long terme, et sur un plan plus général, est-il si grave qu'aucune sentence ne soit prononcée contre le coupable ? Adolf Hitler aussi a échappé à ses juges, il n'est pas réhabilité pour autant. Les quatre ans de travail sur le dossier Milosevic ne sont pas perdus. Il en reste des centaines de milliers de pages (1). Ces documents, et les millions de pages concernant les 89 autres affaires instruites par le tribunal, constituent pour les historiens futurs une documentation irremplaçable. La minutie du travail d'enquête, riche d'enseignements, même en l'absence de verdict final, force l'admiration.

La cour de La Haye juge uniquement les crimes de guerre, le génocide, le crime contre l'humanité. Ses statuts ignorent le chef d'inculpation qui figurait en tête dans ceux de Nuremberg : le «crime contre la paix». Elle juge impartialement les crimes commis par les agresseurs et par les agressés. Et le fait qu'il y a bien un agresseur est si évident que, même sans être reconnu, il jaillit de toutes parts des dossiers.

Quantitativement d'abord. Sur les 90 affaires instruites de 1994 à 2005, 66, soit 73 %, concernent des inculpés serbes, 17 des Croates, 4 des Bosniaques, 2 des Albanais et 1 des Macédoniens. Ces chiffres ne sont pas rendus publics. Le tribunal n'a pas le droit d'en faire état. Néanmoins, n'importe qui peut facilement, et légitimement, les calculer à partir des documents publiés. Ensuite, on ne peut établir la responsabilité des crimes sans rechercher, en remontant aussi haut que possible, qui a pris les décisions déterminantes. Ici, la réponse est contenue précisément dans le dossier Milosevic, le seul qui concerne à la fois les trois guerres : Croatie, Bosnie, Kosovo. Dans ce dernier cas, la responsabilité directe de l'inculpé en tant que président yougoslave est évidente. Dans les deux autres, en tant que président serbe, son rôle déterminant, quoique voilé, est parfaitement démontré. Plus en amont encore, c'est lui qui, dès 1987, a pris l'initiative de briser le tabou qui frappait jusque-là le nationalisme, et de mettre l'appareil de l'Etat et du parti au service des démons que, sous Tito, ce même pouvoir cherchait tant bien que mal à contenir. C'est lui qui a rendu ainsi les ruptures inévitables.

Certains soutiennent que, pour mieux convaincre l'opinion serbe, il aurait fallu traduire Milosevic devant la justice de son pays. On peut en douter. Un tribunal serbe, même s'il n'avait pas cédé aux énormes pressions qui se seraient inévitablement exercées sur lui, aurait privilégié les chefs d'accusation internes à la Serbie : abus de pouvoir, malversations, assassinats politiques, torts causés aux Serbes eux-mêmes par la politique guerrière. Il aurait laissé dans l'ombre les souffrances infiniment plus graves causées aux peuples voisins, et encouragé les Serbes à continuer à ne se voir qu'en victimes. La catharsis ne peut avoir lieu que si chaque peuple, et avant tout celui auquel appartiennent les agresseurs, prend conscience d'abord de la culpabilité des siens envers les autres.

L'opinion serbe doit aussi être convaincue, par l'évidence des faits, que le crime ne paie pas, que la voie de la revendication nationaliste est sans issue. En 1945, les Alliés n'ont fait au Reich allemand aucun cadeau territorial ; ce qui leur a permis un peu plus tard, avec le plan Marshall, d'accorder à la RFA démocratique des cadeaux financiers. La communauté internationale, en particulier l'UE, doit renforcer la souveraineté et l'unité de la Bosnie, en réduisant le rôle des entités. Elle doit mettre fin à l'acharnement thérapeutique qui fait survivre sur le papier les liens depuis longtemps fictifs rattachant encore à la Serbie le Monténégro et le Kosovo contre la volonté des peuples de ces deux pays, et sans aucune utilité pour la solution de leurs graves problèmes. Elle doit renforcer la pression pour la livraison de Ratko Mladic et des autres inculpés vivant en Serbie, et faire enfin preuve de détermination pour la capture de Radovan Karadzic.

Toute tergiversation (il y en a beaucoup, notamment du côté français) est un signal incitant l'opinion serbe à persévérer dans l'utopie nationaliste. Si cette opinion se convainc que ces exigences sont inéluctables, le gouvernement acceptera plus volontiers de les satisfaire, et alors, mais alors seulement, le pays pourra prendre toute la place qui lui revient dans la famille européenne. Dans la Yougoslavie titiste, c'est le mensonge permanent du régime qui a entretenu la survie latente des passions dangereuses. Aujourd'hui, même sans verdict officiel, la vérité devrait se faire jour quand même, et à très long terme une génération faire retomber ces passions.

Pour finir, ayons une pensée pour un autre mort serbe : Zoran Djindjic, assassiné il y a trois ans, le 12 mars 2003. L'homme qui a eu le courage d'arrêter Milosevic et de le transférer à La Haye, et qui l'a payé de sa vie.

(1) un.org

Dernier ouvrage de Paul Garde : "Fin de siècle dans les Balkans", Odile Jacob (2001), 288 p, 160 F. 24,89 €.

 

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