Fiume s'appelle aujourd'hui Rijeka et se trouve
en Croatie. De Zagreb, la capitale, la route serpente à
n'en plus finir comme si elle hésitait à quitter
les forêts de sapins et l'air sec des montagnes, puis plonge
brusquement vers la plaine. Après un plateau rocailleux,
soudain la végétation méditerranéenne
est là. Palmiers et lauriers surgissent sans crier gare
et, dans les faubourgs de Rijeka, le linge flotte au vent tiède
qui amène déjà les odeurs du port. Rijeka,
grande ville de l'Istrie, région de l'ouest de la Croatie,
est aussi le premier port du pays. Quelque 3 000 personnes y travaillent
et le chantier naval fournit un emploi à quelque 5 000
autres. Débouché naturel des plaines d'Europe centrale,
Fiume a été, dès le XVe siècle et
grâce aux Habsbourg, un port d'échange avec l'Orient
et un important chantier naval.
Un merveilleux monastère
Ce havre naturel sculpté par la mer, on
le découvre du balcon qu'offre le merveilleux monastère
des Franciscains, construit sur la colline de Trsat en 1468 par
les chevaliers croates Frankopans qui, tout en reconnaissant l'autorité
de l'Empire, régnaient alors sur la région. Il abrite
un portrait de la Vierge Marie, magnifique huile sur bois attribuée
à saint Luc. Le Pape Urbain V l'offrit aux Franciscains
en échange des vestiges de la sainte demeure _ où
aurait eu lieu L'Annonce faite à Marie _ que, d'après
la légende, les croisés auraient rapportés
de Palestine en 1291.
Depuis lors, des pouvoirs miraculeux sont attribués
à ce tableau et le monastère est fréquenté
par les pèlerins qui escaladent courageusement les centaines
de marches, ô combien abruptes, taillées dans la
colline.
Autour du monastère, la douceur de vivre
qui règne sur les terrasses de café, çà
et là recouvertes d'une tonnelle de vigne, ne doit pas
faire oublier le drame que vécut naguère Rijeka.
Par deux fois, elle fut plongée dans le gouffre d'une guerre
sans fin.
D'abord à la chute de l'Empire austro-hongrois,
lorsque le poète guerrier Gabriele d'Annunzio et ses «
arditos » (légionnaires) occupèrent Fiume,
mettant la ville à sac et y faisant régner la terreur.
Sous la pression internationale, le gouvernement italien força
d'Annunzio à évacuer la ville et un statut de neutralité
fut attribué à Fiume. Mais la tension persistante
entre arditos et communistes faisait de la ville une poudrière
qui pouvait éclater à tout moment.
Une ville désormais séparée
en deux
Jusqu'en 1924, où la Yougoslavie, née
des décombres de l'Empire austro-hongrois, et l'Italie
signèrent le traité de Rome. Celui-ci sépara
la ville en deux, de chaque côté du fleuve Rjecina.
A l'ouest, l'Italie, à l'est la Yougoslavie. En italien,
Fiume signifie « fleuve ». En croate, Rijeka a le
même sens aujourd'hui.
Il n'y a pas beaucoup de villes qui s'appellent,
en toute simplicité, « fleuve ». Ce nom plusieurs
fois centenaire prit alors un sens tragique. Le fleuve devint
symbole de division, de séparation, alors qu'au début
du XXe siècle, il unissait plusieurs communautés.
En 1910, 49 % des habitants étaient Italiens, 27 % Croates,
13 % Hongrois, 5 % Slovènes et 5 % Allemands. Aujourd'hui
la population de Rijeka (170 000 habitants) est en majorité
croate, avec quelques milliers d'Italiens et de Serbes.
La Seconde Guerre mondiale plongea de nouveau
Rijeka dans le bruit et la fureur. Dans la ville, la confusion
fut à son comble lorsque des centaines de milliers de réfugiés,
craignant le pouvoir communiste, fuirent vers la frontière
italienne.
Nejdjelko Fabrio, écrivain né de
père italien et de mère croate, vit aujourd'hui
à Zagreb. Ce petit homme au rire prompt et aux mains volubiles
a écrit la saga d'une famille durant cinq générations,
dont le principal protagoniste est Rijeka, la ville de son enfance.
« Comme Gdansk ou Trieste, cette ville a toujours été
au coeur du drame. J'avais 10 ans et je revois toujours cet incroyable
chaos. Les réfugiés que nous étions, que
nous côtoyions, ne venaient pas de la campagne comme les
Bosniaques que l'on voit à la télévision.
Croates, Italiens ou Allemands, c'étaient des gens riches,
urbains, qui ne voulaient pas vivre sous le communisme. »
La ville grouillait, envahie par ces familles
de professeurs ou médecins arrivant avec meubles, cartons
à chapeaux, livres et pianos... « De cette tourmente,
de cette énergie tout droit sortie de l'enfer, il fallait
que naisse un roman », raconte Nejdjelko Fabrio. Son livre
culmine sur un tragique amour entre un Roméo croate et
une Juliette italienne. Si l'oeuvre connaît un grand succès
et a été adaptée à la scène
par le théâtre de Rijeka, c'est que l'auteur égratigne
avec talent les nationalismes de tous crins, italien ou croate.
Des habitants à l'écart
du nationalisme
Le nouveau nationalisme croate, issu de la guerre,
n'a pas prise à Rijeka. « Ici des milliers de gens
regardent la télévision italienne, des milliers
de marins ont parcouru le monde. Rijeka n'a pas peur de la différence,
c'est une ville tolérante », juge Miljenko Marin,
rédacteur en chef de Novi List, premier quotidien de la
ville et, avec le Feral Tribune, de Split, seul organe de presse
vraiment indépendant du pouvoir. A Rijeka, on lit aussi
le quotidien local Voce del popolo ou le Piccolo de Trieste.
On parle volontiers l'italien dans les commerces
et l'on va faire des emplettes à Trieste, à une
demi-heure de route. Vêtements et chaussures y sont moins
chers pour les citadins qui, tout en étant loin du front,
n'en ont pas moins souffert des conséquences économiques
de la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Pour améliorer l'ordinaire,
on loue sa chambre au voyageur de passage et l'on cultive son
jardin.
Certes, les chantiers navals continuent de recevoir
des commandes, de l'Iran, de l'Allemagne, de la Malaisie. Depuis
1993, ils assurent la maintenance de la flotte de guerre américaine
dans l'Adriatique. Mais la chute de l'activité touristique
a durement touché Rijeka, lieu d'embarquement pour les
croisières dans les îles et départ de la Magistrale,
cette route côtière longue de 800 km, longeant en
corniche la mer jusqu'à l'Albanie. « Bosnie ou Croatie,
les touristes ne font pas la différence, ils pensent que
l'endroit est dangereux », soupire un hôtelier d'Opatija
(ancienne « Abbazia »), dont les belles plages s'étirent
à perte de vue le long de la baie. « Quand l'Europe
comprendra-t-elle que nous sommes européens ? » s'étonne
l'historien Ivo Rendic, en sirotant un cappucino sur le port et
en ajoutant : « L'Istrie n'est pas les Balkans ! »
Car la paix retrouvée éveille un autre espoir, celui
de rejoindre l'Europe, si près, juste derrière la
baie.
Florence
LA BRUYERE