Le
Monde, 28/07/2001
HORIZONS DEBATS
Milosevic, le TPI et la réconciliation
dans lespace ex-yougoslave
par Miro Kovac
On sait
comment, en 1938, les Britanniques puis les Français entérinèrent,
au lendemain de la conférence de Munich, lamputation de la Tchécoslovaquie
et lécroulement de lordre politique issu du traité de
Versailles. La stratégie dHitler sétait avérée
payante, Londres et Paris sétant résignés à
la prééminence des intérêts de Berlin en Europe centrale.
Loccupation ultérieure par lAllemagne des décombres
de lÉtat tchécoslovaque manifesta clairement léchec
de la politique d « apaisement ». Lorsque,
sept ans plus tard, laventure criminelle du IIIe Reich fut finalement brisée,
les Alliés victorieux posèrent à juste titre la question
de la responsabilité du régime nazi et de ses dirigeants. En condamnant
presque tous les accusés, on voulut alors surtout amorcer lindispensable
processus de dénazification en Allemagne et affirmer la détermination
à ne plus jamais permettre le retour de la barbarie en Europe.
Ensuite, on oublia vite que la politique dapaisement avait rendu possible
lexacerbation de la folie du régime nazi, qui déclencha la
plus grande conflagration de lhistoire et planifia la « solution finale
». Mais il est acquis que la responsabilité de la guerre incombe
clairement à lAllemagne nazie. Les actes des Alliés, si brutaux
fussent-ils, comme par exemple les bombardements aériens massifs de villes
allemandes, ne sauraient être mis sur un pied dégalité
avec ceux du Reich. Car il sagissait de parvenir au but suprême légitime
: vaincre, par tous les moyens, lAllemagne hitlérienne.
Avant de juger le rôle dun protagoniste dans un conflit, il est donc
nécessaire détablir le contexte et les actes qui le précèdent.
Seule cette démarche évite de tomber dans le piège des révisionnistes
qui, affranchis de toute considération morale, nhésitent pas
à identifier des « criminels de guerre » parmi les vainqueurs
du IIIe Reich. En déclarant les principaux centres de décision de
lAllemagne nazie « criminels en raison de leurs objectifs
et des moyens utilisés pour les accomplir », le Tribunal
de Nuremberg établit non seulement la culpabilité des individus
accusés, mais aussi la responsabilité du système pour le
compte duquel ils avaient agi. Sil nen avait pas été
ainsi, toute la barbarie nazie se serait résumée à une vingtaine
de coupables.
Pourtant, près dun demi-siècle plus tard, dans la tragédie
yougoslave, les principales nations occidentales manquèrent dadopter
une approche semblable. Et, daprès ses statuts, le Tribunal pénal
international pour lex-Yougoslavie (TPIY)
de La Haye se borne « à juger les personnes présumées
responsables de violations graves du droit international humanitaire »,
sans établir préalablement de responsabilité dans le déclenchement
des conflits, et sans prévoir la possibilité de mettre en cause
lorganisation ou le pouvoir politique pour le compte duquel laccusé
agissait. Ce qui fait de cette initiative, originellement noble, un instrument
imparfait et éloigné de la réalité. Car comment justifier
que ceux qui défendaient leur pays puissent être renvoyés
dos à dos avec ceux qui lagressaient, sans la moindre circonstance
atténuante ?
Or cest ce raisonnement quon a tendance à appliquer au conflit
armé qui a eu lieu entre la Croatie, occupée et délaissée
par la communauté internationale et les forces serbes, dirigées
depuis Belgrade. Victime de lagression serbe en 1991,
la Croatie se voit aujourdhui reprocher, après 13 000 victimes, après
dinterminables et infructueuses négociations, davoir recouru
à la force pour libérer le tiers de son territoire, jusqualors
occupé et doù 250 000 Croates avaient été auparavant
expulsés, parfois massacrés. Que seule la libération des
territoires croates ait créé une nouvelle donne stratégique
permettant la conclusion des accords de Dayton-Paris mettant fin à la guerre,
on feint de loublier.
La tendance à négliger limportance du contexte
général est choquante, car elle conduit à liniquité
: comment se fait-il que les militaires et politiques croates soient vus du même
il que les responsables agissant pour le compte de Belgrade, alors que la
guerre se déroula en Croatie et non en Serbie, dont le territoire na
jamais été lobjet de revendications croates ? Quil ny
ait pas de malentendu : une telle approche ne signifie pas que les Croates inculpés
de crimes de guerre ne doivent pas être mis en examen. Au contraire, cest
en enquêtant sur les crimes qui ont pu être commis et, sils
sont avérés, en sanctionnant les coupables, quune Croatie
véritablement européenne peut
manifester sa maturité politique, dans la difficile confrontation avec
son passé récent.
En insistant
uniquement sur la responsabilité individuelle, sans mettre en cause la
folie du projet grand-serbe dont Milosevic fut lincarnation, on ne contribue
guère à créer les conditions pour une véritable réconciliation
entre les nations de la région.
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Certes,
il est également important que Slobodan Milosevic soit finalement sous
les verrous à La Haye. Mais il ne suffira pas dy statuer sur sa responsabilité
individuelle, car lancien président serbe, puis yougoslave, nagissait
pas seul. Il sappuyait sur les institutions de lÉtat et fut,
à plusieurs reprises, légitimé. Comme la rappelé
le premier ministre français à lAssemblée nationale
durant la guerre Kosovo, « si les Serbes nont pas mérité
M. Milosevic, ils lont aussi élu ».
En insistant uniquement sur la responsabilité individuelle, sans mettre
en cause la folie du projet grand-serbe dont Milosevic fut lincarnation
aux yeux de beaucoup de ses compatriotes, y compris les intellectuels, on ne contribue
guère à créer les conditions pour une véritable réconciliation
entre les nations de la région, sans laquelle celle-ci peut difficilement
être stabilisée et « européanisée ».
Les nations occidentales démocratiques, gardant à lesprit
les processus de réconciliation franco-allemande et germano-polonaise,
devront se rendre compte quil faut sortir de lambiguïté
et faire appliquer à lespace ex-yougoslave les principes qui, dans
la conduite des affaires internationales, leur sont, à juste titre, habituellement
si chers. Car comment, dans le cadre juridique de la seule responsabilité
individuelle, justifier devant le gouvernement et lindustrie allemands lobligation
de dédommager, plus de cinquante ans après les crimes du IIIe Reich,
les anciens travailleurs forcés ? Ou comment expliquer les mots courageux
de Jacques Chirac, qui dénonça le rôle de la France dans la
déportation des juifs sous loccupation allemande, en déclarant
que « la folie criminelle de loccupant a été
secondée par des Français, par lÉtat français ».
Et le Président français, sans nier les responsabilités individuelles,
den appeler à « reconnaître les fautes du passé,
et les fautes commises par lÉtat ».
Miro
Kovac est conseiller pour les affaires européennes à la présidence
croate.
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